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SONNEUR DE CORNEMUSE ET VIN EN MOYEN-BRETON

Dernière mise à jour : 17 juin 2024



Le moyen-breton est un état de la langue bretonne intermédiaire entre le vieux-breton (500-1100) du Haut Moyen-Âge et le breton moderne (1650 à nos jours). Ci-dessous un passage d'un texte de 1557 qui mentionne un sonneur de "binioù" (cornemuse bretonne), amateur de vin (du "Cru de Bretagne" probablement). On a aussi des renseignements sur le vin dans un dictionnaire de la toute fin du moyen-breton (1633).


Ci-dessus enluminure représentant un berger avec cornemuse s’adressant à d’autres bergers, manuscrit intitulé « Compost et calendrier des bergers » de 1493 (B.M. d’Angers, impr. Rés. SA 3390, Fol. 003)


La cornemuse rustique de Bretagne est nommée "binioù" en breton et "vèze" en français régional (dialecte gallo-roman de Haute-Bretagne dit "gallo"). Le sonneur de binioù (musicien) se nomme "biniaouer", et sonner du binioù se dit "biniaouiñ" (le verbe que l'on trouve dans le texte ci-dessous). On jouait de la cornemuse partout en Europe jusqu'à la Renaissance, l'instrument perd du terrain à l'Epoque moderne et se retrouve confiné dans certaines régions comme la Bretagne, l'Ecosse, la Galice... où il devient l'un des symboles de l'identité locale (dans ses variantes régionales). Cet instrument est souvent associé aux bergers dans l'iconographie médiévale, et les sonneurs bretons ont souvent la réputation d'avoir un penchant pour le vin ou le cidre. Le passage de cette pièce de théâtre du XVIe siècle (un mystère) reprend ces clichés populaires


Le nom breton du vin est "gwin" ("guin" en moyen-breton), un mot qui remonte au celtique "*uinon" (attesté sous la forme archaïsante "uinom" en celtique lépontique), qui est un emprunt à une langue italique (du temps du commerce du vin méditerranéen à l'Âge du Fer), et pas forcément au latin (on peut penser aux Etrusques).


Le mot breton "guin" (gwin) est bien attesté au Moyen-Âge, comme dans le 'Catholicon' de Jehan Lagadeuc (le premier dictionnaire breton, manuscrit de 1464, imprimé en 1499), ou dans le lexique breton que le chevalier allemand Arnold von Harff a collecté à Nantes en 1499 (du breton de Guérande probablement, ou de Vannes). Le "u" de "guin" vaut pour / w / dans le nord de la Bretagne et / ɥ / (comme dans "huit") dans la moitié sud (voir : A.L.B.B., carte 300 pour "gwinizh"). Le mot est évidemment connu partout en Bretagne bretonnante (comme en breton de Guérande, Loire-Atlantique), mais seuls le Pays de Guérande et la presqu'île de Rhuys (Sarzeau, Morbihan) produisaient du vin dans l'espace où l'on parle traditionnellement breton.


Le vin consommé par les classes populaires en Bretagne à l'Epoque moderne, comme les paysans du texte ci-dessous, ne pouvait pas être du vin issu du commerce (trop cher), c'est très peu probable, il s'agissait certainement d'un vin du "Creu de Bretaigne" (Cru de Bretagne) comme disaient les ducs de Bretagne, provenant donc de Bretagne méridionale (Pays vannetais, Pays de Guérande ou surtout de la Bretagne nantaise). Grace à la politique protectionniste des ducs, qui s'est poursuivi dans la province de Bretagne jusqu'à la Révolution, les vins bretons étaient moins taxés et donc moins chers, plus populaires. Concernant les taxes en Bretagne, on peut comparer le sel qui n'était pas taxé en Bretagne ; tous les Bretons pouvaient profiter de l'absence de la très lourde gabelle, puisque la Bretagne était productrice de sel (dit "l'or blanc") : sel des marais salants de Guérande et du Marais breton (sud de la Loire-Atlantique). Le Cru de Bretagne était aussi moins cher du fait de la moindre qualité de nos vins (ce n'est plus le cas !) par rapport aux vins issus du commerce européen. Le marché traditionnel des vins de la Bretagne nantaise a toujours été l'ensemble de la Bretagne.



En moyen-breton classique (1450-1600), on peut citer un extrait de « AMAN EZ DEZRAOV BVHEZ SANTES BARBA DRE RYM, euel maz custumer he hoary en Goelet Breiz. » (Ici commence la vie de Sainte Barde en rimes, comme on a coutume de la jouer en Basse-Bretagne), mystère breton de 1557 publié par Émile Ernault en 1888 et Yves Le Berre en 2018. Les rimes internes, procédé de versification des bardes (barzh) en moyen-breton que l'on retrouve en gallois ("cynghanedd lusg"), sont indiqués en rouge ; en gras les mots "guin" (vin) et "benuyo" (sonnera du binioù). Traduction à la suite.


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- RIUALEN.

Ha ! Gueguen, Gueguen.

- GUEGUEN.

Petra so a mall ? Riualen.

- RIUALLEN.

A ny ya, Gueguen, dan menez

Da miret hon deffuet vetez

Hac eno, dram fez, on bezo

Amser euit ober cher mat

Me meux a crenn silsiguenn plat

Ha boutaillat a guin mat so. ("guin" = vin, "gwin" maintenant)

- GUEGUEN.

Ya, dempny ha me benuyo ; (conjugaison au futur : en "-o")

Daz hem auancc a te danczo

Cza ! eomp affo, non guelo den.

- RlUALLEN.

Pebez hoary on be ny quen ?

Mar bez anezy yenien

Deomp, Gueguen, don em pourmenaff.

- GUEGUEN.

Guell eu deompny frisq diuiscaff

Da mellat ha da ebataff,

Euit hon em tommaff a mat. (avec mutation du "m-")

- RlUALLEN.

Heman so taul sech a brech mat

A ya tizmat hac a pat pell.

Horell !

- GUEGUEN.

A te teux affet guelet guell

Heb fellell tam gant ma cammell,

Horell !

(Aman ez guelont sante Barba ouz techet rac he tat… )


Remarque grammaticale : le "Ha" initial, pour "A", est une préposition vocative, qui sert à exprimer l'interpellation directe d'une personne, le vocatif marque, en quelque sorte, l'apostrophe. Sortie d'usage, on la trouve encore parfois employée en salutations : "a deoc'h" (Bonjour !), relevé chez V. Favé, attesté chez F.-M. Luzel, et en breton vannetais : a" d'oc'h" (F. Favereau, Grammaire du breton contemporain, 1997 ; § 529). On trouve l'équivalant en arabe dialectal marocain, où "A" est systématique au vocatif.


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- RIUALEN.

Hé ! Gueguen, Gueguen.

- GUEGUEN.

Qu’est-ce qui presse ? Riualen.

- RIUALLEN.

Est-ce que nous allons, dans la lande,

Pour garder nos moutons, ce jour

Et là, ma foi, nous aurons

Du temps pour nous régaler

Moi j’ai une saucisse plate entière,

Et il y a une bouteille de bon vin.

- GUEGUEN.

Oui, allons, et je sonnerai du binioù ;

Pour t’activer, et tu danseras

Ben ! allons vite, personne ne nous verra.

- RlUALLEN.

Quel autre distraction aurons-nous ?

S’il se met à faire froid

Allons, Gueguen, nous promener.

- GUEGUEN.

Il vaut mieux se dévêtir

Pour jouer à la soule et s’amuser,

Afin de bien se réchauffer.

- RlUALLEN.

Ça c’est un coup sec, d’un bon bras,

Qui va vite et qui dure longtemps.

Et hop !

- GUEGUEN.

Et est-ce que tu as déjà vu mieux ?

Sans faillir du tout avec ma crosse,

Et hop !

(A ce moment, ils voient Sainte Barbe en train de fuir devant son père…)


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Du Moyen-âge au XVIème siècle, tous les pays d'Europe ont joué de la cornemuse, les musiciens ambulants (ménétriers) et bien sûr les bergers, c’était l’âge d’or de la cornemuse ! La fin du Moyen-âge marque cependant son déclin, excepté dans des réduits où elle est restée en service jusqu’à nos jours (cas de la Bretagne, Ecosse...). Les représentations avec des bergers sont nombreuses. Dans le texte moyen-breton les deux bergers jouent aussi de la crosse (horell), qui se joue avec un instrument proche de la houlette (bâton de berger terminé par un crochet).


Précisions sur le moyen-breton et le vin en moyen-breton :


1 - Le moyen-breton.


Suite à l'émigration bretonne en Armorique (fin Antiquité / début Moyen-Âge), la situation linguistique de la Bretagne a été particulièrement complexe (durant la première moitié du Moyen-Âge) puisqu'on parlait breton bien au-delà de la limite linguistique traditionnelle comme le montre la toponymie (voir par exemple : Bertrand Luçon, 'Noms de lieux bretons du Pays nantais', éd. Yorann embanner, 2017), il y avait une vaste zone mixte en Haute-Bretagne (excepté dans les Marches de Bretagne, on n'a jamais parlé breton dans le Pays de Rennes par exemple). Complexe d'abord par le fait que l'on parlait la même langue celtique gallo-brittonique des deux côtés de la Manche jusqu'à l'Antiquité (et donc dans l'Empire romain), un continuum linguistique / ensemble dialectal du sud de l'Ecosse au nord de l'Italie ; complexe aussi du fait de la romanisation de l'Empire (implantation du bas-latin) ; complexe encore par l'absence de limite linguistique stable entre brittonique et gallo-roman.


Ce n'est qu'à la fin de la période du vieux-breton, que cette limite linguistique se stabilise et devient la limite traditionnelle entre Bretagne bretonnante et Bretagne gallo-romane. Cette limite linguistique restera stable durant toute la période du Moyen-breton. Les toponymes en "Ker-" (hameau / ferme) indique la langue parlée par les classes populaires au XIIe siècle (contrairement aux toponymes en "Plou-" qui indiquaient la langue de l'élite au début du Moyen-Âge), et diverses cartes indiquent la limite linguistique au XVIIe siècle. On peut donner symboliquement la date de la mort d'Alan Fergant, le dernier prince de Bretagne bretonnant (1119), comme la fin du vieux-breton ; commence ensuite la féodalité qui, avec les alliances entre familles nobles régnantes, introduit la langue française dans la noblesse bretonne. Le breton n'aura plus par la suite le statut politique qui était le sien pendant la période du vieux-breton.


La Bretagne ayant une position stratégique essentielle sur la façade atlantique, elle a été en effet l'objet au Moyen-Âge des convoitises des rois de France et d'Angleterre (parlant anglo-normand, variante dialectale de l'ancien français). La francisation progressive de la noblesse bretonne à l'époque féodale explique l'absence d'une littérature en breton équivalente à celle du Pays de Galles ou de l'Irlande ; mais c'est le bilinguisme de la noblesse bretonne qui a permis la transmission de la littérature arthurienne. La tradition bardique ('Catholicon' de Jehan Lagadeux, 1499 : "barz") se maintient encore jusqu'à la fin du Moyen-Âge malgré le recul d'une élite bretonnante, c'est ce qui explique la versification complexe en moyen-breton. A partir du XIIe siècle le breton s'éloigne vraiment du gallois (autre langue brittonique), mais reste encore assez proche du cornique de la Cornouailles britannique jusqu'à la fin du Moyen-Âge.


La littérature en moyen breton ne commence vraiment qu'au milieu du XIVe siècle (vers d'Ivonet Omnes), on parle de "pré moyen-breton" pour nommer la première moitié (pauvre) du moyen-breton (époque féodale). Et c'est dorénavant une littérature essentiellement religieuse (mystères...). Cela correspond avec l'apparition d'une nouvelle élite bretonnante, avec la croissance des bourgs et des villes (essor du commerce / essor urbain), puis l'installation des ordres mendiants dans les villes d'une certaine taille. L'uniformité de cet état de langue ne signifie pas du tout qu'il n'y avait pas de variation dialectale à cette époque, cette uniformité de la langue vient du fait qu'elle est le produit d'une même région de la Bretagne bretonnante : la riche zone de production du lin, que l'on peut délimiter par le riche patrimoine des enclos paroissiaux et des calvaires monumentaux. Ces calvaires sont comme des représentations théâtrales (mystères), avec des personnages figés sur des scènes de granit.


On peut symboliquement donner la date de 1659 comme la fin du moyen-breton, c'est la date de la publication du dictionnaire du jésuite haut-breton Julien Maunoir, prédicateur et missionnaire dans les campagnes de la Bretagne bretonnante. J. Maunoir ne s'inscrit plus dans la tradition du moyen-breton, il ouvre une nouvelle période de l'histoire de la langue bretonne. Le milieu du XVIIe siècle est aussi la période de l'affirmation de l'absolutisme, où le roi « absolu » détient tous les pouvoirs qu’ils soient législatifs, judiciaires ou exécutifs. La pratique de l'absolutisme est associée à l'intégration politique et la soumission des états provinciaux au roi (« L'État, c'est moi » aurait dit Louis XIV en 1655), et à un processus de bureaucratisation (appareil administratif). L'absolutisme est à l'origine d'une importante bureaucratie « d'offices » pour assurer son fonctionnement et la centralisation de l'autorité au sommet de l'État en la personne du monarque. Intimement lié à la monarchie absolue, cette nouvelle bourgeoisie introduit le français dans les villes de la Bretagne bretonnante, au dépens de la langue bretonne (diglossie français / breton). A partir de cette époque, le breton moderne est une langue populaire.


Carte ancienne (XVIIe siècle) indiquant la limite traditionnelle de la langue bretonne, en jaune la Bretagne bretonnante telle qu'elle était à l'époque du moyen-breton, en rose la Bretagne gallèse (gallo-romane). On remarque que le Pays de Guérande, tout au sud (maintenant en Loire-Atlantique), appartient à la Bretagne bretonnante, comme le montre toujours sa toponymie et les noms de famille d'origine locale.



2 - Le vin en moyen-breton.


Un document très important en moyen-breton tardif (1600-1659) donne


Christophe M. JOSSO

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