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LE NOM DU VIN, DU CELTIQUE AU BRETON DE GUERANDE.

Dernière mise à jour : 17 juin 2024


La vigne sauvage, dite "lambrusque" (Vitis vinifera subsp. sylvestris), était présente dans la moitié méridionale de l'Europe occidentale au Néolithique [0], et à ces époques préhistoriques aucune ressource alimentaire ne devait être écartée. On a des attestations de pépins de raisin sauvage, en zone méditerranéenne, jusqu'à la fin de l'âge du Bronze ; plus à l'intérieur, la vigne sauvage est encore présente au début du deuxième âge du Fer ; à partir du Ve siècle av. n. è., les découvertes de pépins de raisin dans les gisements archéologiques se multiplient [1]. La consommation - occasionnelle ou plus régulière - de raisin implique nécessairement un nom ancien et indigène de la vigne et du raisin dans toute la partie du monde celtique où la vigne poussait spontanément.


C'est dans le sud-est de l’Anatolie et vers 8500 avant J.-C. que la vigne a été domestiquée. La viticulture est diffusée en Méditerranéen occidentale par les Phéniciens au sud et les Grecs au nord [2]. C'est en effet la fondation de comptoirs grecs dans la péninsule italique qui a favorisé l'extension de la culture du vin et de la vigne. Les Étrusques sont gagnés dès le VIIIe siècle, ils développent alors leur propre vignoble et adoptent dans leurs banquets les manières de boire « à la grecque » et les accessoires du 'symposion' grec. Le VIIe et le VIe siècles constituent l’apogée de l’Étrurie. Les Étrusques contribuent à leur tour à la diffusion de la culture du vin plus au nord, ils seront concurrencés par les Grecs à partir de la fondation de Marseille par les Phocéens en 600 av. n. è.


Le vin méditerranéen commence donc à circuler dans le monde celtique dès le VIe siècle avant l’ère chrétienne [3], c’était alors un produit de luxe réservé aux princes du Hallstatt, et consommé lors de banquets aristocratiques. Selon les auteurs de l'Antiquité, les Celtes ont manifesté très tôt un penchant très fort pour cette nouvelle boisson, jusqu'alors ils consommaient principalement de l'hydromel et de la cervoise. Même si la consommation de vin a dû être rare à cette époque, cela implique tout de même l'existence d'un nom en celtique pour nommer cette boisson importée, avec un nom certainement importé lui aussi des régions exportatrices par l'intermédiaire de marchands indigènes.


S'il est une habitude qui n'est encore pas près d'être abandonnée, c'est bien celle de rattacher la viticulture aux Romains. Pourtant, ce ne sont pas les Romains qui ont apporté la viticulture dans le sud de l'espace celtique qui allait devenir la Gaule narbonnaise, ce sont les Grecs de Massalia. Mais l'archéologie a révélé que durant la première moitié du VIe siècle, les Phocéens installés dans cette colonie buvaient principalement du vin étrusque (avec plus de 80 % des amphores de cette périodes originaires d’Étrurie), le réseau de distribution étrusque était déjà en place dans cette région avant leur arrivée, les nouveaux venus s’y sont donc insérés avant de développer leur propre production [4].


C’est au second Âge du Fer que des Celtes méridionaux commencent à cultiver la vigne, les preuves nous viennent du site archéologique de Lattara [5], cinq siècles avant notre ère, il s’agit là du « beginning of a Celtic industry » [6]. Mais des entrepôts du début du Ve siècle avant notre ère présentent un mobilier presque intégralement étrusque, avec des graffites étrusques inscrits sur les vases de table et de cuisine, ce qui a permis d’identifier une installation de négociants [7]. Le désir du vin est ensuite parti à la conquête de l'espace qui allait devenir la Gaule [8].


L’amour immodéré des Celtes pour le vin était bien connu des auteurs latins [9], et un vaste commerce se développe à partir du IIIe siècle av. J.-C. [10]. L'importance économique du commerce du vin dans la Gaule indépendante se remarque dans la monnaie de Vercingétorix où figure une amphore vinaire.



Statère d’or à l’effigie de Vercingétorix


Même sans la conquête, il était inévitable que la culture de la vigne progresse vers le nord partout où les conditions climatiques le permettaient. Mais on ne refait pas l'Histoire !


Amphores, atelier gaulois de Surzur (56)


Le vin devait donc bien avoir un nom en celtique, avant le développement de la viticulture dans le Latium et du commerce du vin romains, avant l'invasion et l'occupation romaine.


Une inscription celtique [11] (en alphabet étrusque modifié) datée de la fin du IIe siècle av. J.-C. (La Tène finale), et gravée sur un vase à vin dit « Vase de Latumaros », donne le nom celtique du vin, on peut lire :


"Latumarui : sapsutai : pe : uinom : našom"

“Pour Latumaros et Sapsuta, vin de Naxos”


Les noms au datif d'un homme (à Latumaros) et d'une femme (à Sapsuta) coordonnés par la conjonction enclitique "-pe" (et) qui montre l'évolution en / p / de la labiovélaire / kw / (p-celtique), puis le nom du vin (uin-om) complété par l'adjectif indiquant l'origine (naxosien) au nominatif neutre avec une finale archaïque en / -m / dans le dialecte lépontique (au lieu de / -n / en gallo-brittonique, langue celtique parlée des deux côtés de la Manche à la fin de l'Âge du Fer).




Ce « uinom našom » (vin de Naxos) venait probablement de la plus ancienne colonie grecque de Sicile, ou peut-être de l’île de la mer Égée (célèbre pour ses vins) [12], mais le nom "uinom" n'est pas issu du grec "οἶνος".


Comme l'étrusque "vinum", le celtique lépontique "uinom" est un emprunt précoce à une langue italique (proto-italique : "*wīno-" [13]), langue d'intermédiaires italiotes ou étrusques dans le commerce du vin, il ne vient donc pas forcément au latin "vinum" [14] (« à Rome et dans le Latium la viticulture a été plutôt tardive. » [15]).


On peut fait le parallèle avec un autre emprunt linguistique et culturel très ancien à la péninsule italienne : le mot celtique "coccos" (rouge, écarlate) perdure dans les langues celtiques modernes, il a donné le gallois "coch" (rouge) et le vieil-irlandais "coic" (rouge). Il correspond au latin "coccum" qui est issu du grec "κόκκος" (cochenille / graine d'écarlate, source du rouge carmin). Le commerce de cette teinture est ancien, le kermès a été identifié sur des textiles découverts dans des tombes celtes, comme le manteau du prince inhumé au VIe siècle avant J.-C. dans la tombe à char de Hochdorf en Allemagne, ou les fragments de tissus conservés dans les tombes de Sainte-Geneviève-des-bois dans le Loiret datant du Ve siècle (d’après Dominique Cardon, « Le mystère résolu du kermès », in 'Archaelogy & History in Lebanon', n° 19, printemps 2004, pages 118-130). Si le gallois "coch" remonte bien au celtique de l'Âge du fer et non directement au latin sous l'Empire romain, il peut en être de même pour le gallois "gwin" (vin) et l’irlandais "fín" (vin). Le mot celtique lépontique emprunté "uinom", qui serait "*uinon" en gallo-brittonique, montre que l’on n’est pas obligé de faire appelle à l’« œuvre civilisatrice » de la colonisation romaine pour expliquer le breton « gwin » (vin), ou même le français et le gallo « vin » !


Le nom du vin issu du commerce avec les pays méditerranéens dès l'Âge du fer était nécessairement connu aussi en Armorique, le commerce du vin y a été important [16]. Les premiers cépages "gaulois" portaient des noms celtiques : "allobrogica" et "biturica" (presque transparant en breton), le vocabulaire de la tonnellerie est aussi en grande partie celtique. Il n'y a de raison de penser qu'il ait fallu l'arrivée du latin après la conquête, dans les colonies de Gaule et de Bretagne, pour nommer une boisson consommée avant la conquête romaine. La viticulture, qui est donc attestée dans le sud de l'espace celtique à l'Âge du Fer, aurait inévitablement progressé vers le nord (jusqu'à la limite climatique), mais on ne peut pas refaire l'Histoire. Pour que la viticulture ait été possible hors de l'espace méditerranéen, il a fallu attendre des croisements naturels avec des vignes sauvages plus adaptées au climat frais, ou une domestication secondaire de vignes sauvages.


On a « uin » en vieux-breton (500-1100), après disparition des désinences casuelles, puis « guin » [17] ; « guin » en moyen-breton (1100-1650) comme dans « euaff vn bannech guin » (boire un coup de vin) [18] ou « guin mat ſo » (il y a du bon vin) [19]. L'orthographe du moyen-breton ne permet pas distinguer les prononciations possibles du "-u-" ([ɥ] comme dans "huit" ou [w] comme dans "Louis"). En breton pré-moderne (1650-1800) on a « güin » dans « ar güin a ſo mignoun da galoun mapden, pa guemereur aneza gad moder » (le vin est l'ami du cœur de l'Homme, quand on le consomme avec modération) [20] ; le " ¨ " diacritique sur le "u" indiquant une diphtongue, et le "u" pouvant être prononcé "ou" (pour [w]) ou "u" (pour [ɥ]) en fonction de la région comme le précise Grégoire de Rostrenen en tête de son dictionnaire (1732).


On remarque que le mot est noté « gwin » (comme en breton moderne) par Arnold von Harff, un voyageur allemand de passage à Nantes en 1499 [21]. Avec cette transcription, A. von Harff a pu rendre une prononciation avec [gw] initial, comme dans sa transcription de l'impératif « gwalget » (gwalc'het / gwalc'hit ! = lavez !), mais c'est plutôt [gɥ] devant voyelle fermée en Bretagne sud (ex : carte 304 pour « gwiz-truie » de l'A.L.B.B.). Il était difficile pour un Allemand de transcrire un vannetais [gɥi:n] (si cette prononciation - répandue au-delà du Pays Vannetais - existait à cette époque).


Vovabulaire breton qu'A. von Harff a collecté fin XVe à Nantes, capitale de Bretagne.


Pour le parler breton de Guérande on attendrait aussi une prononciation [gɥ] du digramme « gw- » comme dans le Pays Vannetais voisin (et au-delà), écrit « gùin » dans l'orthographe vannetaise classique [22] (avec « ù » pour rendre le son [ɥ]). Mais c’est la forme écrite « gouen » qui est attestée [23] dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Les cartes de l'A.L.B.B. montrent pourtant bien la prononciation [gɥ] à Batz du « gw- » initial dans plusieurs cartes comme : « gwenn » (blanc) carte 290, « Gwened » (Vannes) carte 292, « gwelet » (voir) carte 287, « gwerzhiñ » (vendre) carte 295, « gwiz » (truie) carte 304 [24], il est donc étrange que le mot « gwin » ait échappé seul à cette prononciation régulière, il s'agit certainement d'une prononciation relâchée de « terminal speaker » (et/ou mal transcrite). Le « -en » final vaut pour le son [ɛ̃] (dans « faim », « matin »), la final / -in / devient régulièrement [ɛ̃] en breton de Guérande (voir l’Atlas Linguistique de Basse-Bretagne – A.L.B.B., point 90 : carte 30 pour « mitin-matin », carte 228 pour « glin-genou », carte 458 pour « melin-moulin »). On doit probablement restituer une prononciation *[gɥɛ̃]. En comparaison, le phonème / i: / est réalisé [e:] à Houat dans « gwiz » : truie, prononcé [gɥe:s] (A.L.B.B. carte 304), on trouve un [ə] à Hoëdic pour « gwin » prononcé [d͡ʒɥən] (collectage d'Anton Châtelier, merci).


Cela pose le problème de l'étude du breton de Guérande, ou plus précisément du breton des paludiers de Batz. On ne peut pas décrire valablement une langue sans tenir compte de ceux qui la parlent. Il ne faut donc pas oublier que ce qui a été collecté représente le breton plus ou moins bien maitrisé de locuteurs terminaux (terminal speakers), et que les paludiers étaient en contact régulier avec des Bretonnants de partout pour vendre leur sel par colportage (influences possibles ?). Il ne faut pas oublier non plus de prendre en compte les collecteurs qui n'étaient pas forcément aussi compétents que le grand linguiste Émile Ernault.


__________________________ Notes :


0 - ANDRE Gilles, ANDRE Max, FERREZ Yorick et LACOMBE Thierry, "Les vignes sauvages colluviales Vitis vinifera subsp. sylvestris (Gmelin) Hegi dans le massif jurassien, nouvelles données", in 'Les Nouvelles Archives de la Flore jurassienne et du nord-est de la France', 15, 2017 ; page 116.

1 - PY Michel et BUXO I CAPDEVILA Ramon, "La viticulture en Gaule à l'Âge du Fer", in 'Gallia', tome 58, 2001 ; page 30.

2 - McGOVERN Patrick, 'Naissance de la vigne et du vin', éd. Libre & Solidaire, 2016.

3 - LAUBENHEIMER Fanette, 'Boire en Gaule', éd. CNRS, 2015 ; page 112.

4 - PY Michel, 'Les Gaulois du Midi, de la fin de l’âge du Bronze à la conquête romaine', nouvelle édition revue et augmentée, collection Les Hespérides, Errance, 2012 ; page 331).

5 - Lattes, au sud de Montpellier.

6 - « Beginning of viniculture in France » de Patrick E. McGovern, Benjamin P. Luley, Nuria Rovira, Armen Mirzoian, Michael P. Callahan, Karen E. Smith, Gretchen R. Hall, Theodore Davidson et Joshua M. Henkin, in 'Proceedings of the National Academy of Sciences', June 18, 2013, vol. 110, n° 25.

7 - GAILLEDRAT Eric et VACHERET Ariane, “Lattes / Lattara (Hérault), comptoir étrusque du littoral languedocien”, in 'Gallia', 77-2, 2020 ; pages 1-32.

8 - Paraphrase du titre du livre du géographe Jean-Robert Pitte : 'Le désir du vin à la conquête du monde', éd. Fayard, 2009.

9 - Brun Jean-Pierre, « La viticulture en Gaule : Testimonia », in 'Gallia', Tome 58, 2001 ; pages 221-237.

10 - OLMER Fabienne et MAZA Guillaume, « Le marché gaulois », in 'Le vin, Nectar des Dieux – Génie des Hommes', publié sous la direction de Jean-Pierre Brun, Matthieu Poux et André Tchernia, éd. Infolio, 2009 ; pages 146-163.

11 - Dialecte lépontique de la région des lacs entre le nord de l’Italie et le sud de la Suisse (attesté entre le VIIe et le IIe siècle av. J.-C.).

12 - LEJEUNE Michel, « Documents gaulois et para-gaulois de Cisalpine », in 'Études Celtiques', vol. 12, fascicule 2, 1970 ; page 430-432.

13 - DE VAAN Michiel, ‘Etymological Dictionary of Latin and other Italic Languages’, éd. Brill, 2008 ; page 680.

14 - On retrouve ce mot dans l'ensemble des langues de l’Italie ancienne (au premier millénaire av. J.-C., d’après LEJEUNE M., ibid ; page 431, note 262), et pas seulement dans la famille des langues italiques. Voir : FLOBERT Pierre, « Les débuts de la vigne et du vin en Italie et en Gaule d'après le vocabulaire », in 'Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France', 1992 / 1994 ; pages 290 + 291.

15 - FREGONI Mario, célèbre agronome italien spécialiste mondial de la vigne, 'Origines de la vigne et de la viticulture – Contribution des peuples antiques', éd. Musumeci, 1991 ; page 33.

16 - GALLIOU Patrick, L'Armorique Romaine, éd. Armeline2005 ; pages 240-247.

17 - Dans la forme dérivée « uinan / guinan » (petit vin), FLEURIOT Léon et EVANS Claude, 'A Dictionary of Old Breton / Dictionnaire du vieux breton – Historical and Comparative', éd. Prepcorp, 1985 ; Part II, pages 470 et 570.

17 - GVEGVEN Evzen, 'Confessional d'astvmet eves an doctoret catholic apostolic ha romain', éd. e Qvempercavrintin, Impr. gant G. Allienne, 1646 ; page 90.

18 - 'Amant ez dezraov bvhez santes Barba dre rym', 1557, rééd. e Montrovlez gant Ian Hardovyn, 1647 ; page 93 (avec correction de l'erreur « gum » < « guin »).

19 - DE ROSTRENEN Grégoire, 'Dictionnaire François-Celtique ou François-Breton', éd. Julien Vatar, 1732 ; sous « cardiaque » page 136.

21 - GUYONVARC’H Christian-J., 'Aux origines du breton – Le glossaire vannetais du Chevalier Arnold von Harff', éd. Ogam-Celticum, 1984 ; page 46.

22 - CILLART de KERAMPOUL Claude, dit "L'Armerye" ("L'A***"), 'Dictionnaire François-Breton ou François-Celtique du dialecte de Vannes', éd. à Leide par la Compagnie, 1744 ; page 402.

23 - ERNAULT Émile, 'Étude sur le dialecte breton de la presqu’île de Batz', éd. L. Prud’homme, 1883 ; page 11.

24 - LE ROUX Pierre, 'Atlas Linguistique de Basse-Bretagne', 1937, éd. Armoricaines, 1977 ; point 90.


Christophe M. JOSSO

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