top of page
  • Photo du rédacteurJosso

BERBERE vs AMAZIGH.

Dernière mise à jour : 17 avr. 2023

Le mot « berbère » est devenu péjoratif pour les populations originelles du Maghreb, c’est un emprunt à l’espagnol (XIIIe siècle), lui-même emprunté à l’arabe (« les barbares » : « البربر / al barbar », terme employé par les géographes arabes pour nommer les peuples autochtones de l’Afrique du nord [1].


On devine le lien avec le mot « barbare » qui est issu du latin « barbarus » (barbare / étranger), emprunté lui-même au grec [2]. Le mot a pris chez les Romains une consonance plus péjorative qu'en grec en désignant l’ensemble des peuples, généralement hostiles, qui vivent aux confins de l'empire. Cicéron, par exemple, cite parmi les peuples barbares les Africains et les Gaulois [3]. Les Romains opposaient donc civilisation (« humanitas ») et sauvagerie, les « Barbares » se comportant d'une façon non civilisée, donc irrationnelle, imprévisible, cruelle [4].


Le grec « βάρβαρος » (barbare / étranger) désigne l'ensemble des peuples non helléniques, qui ne parlent pas grec, des peuples « grossiers » et non « civilisés » [5], une distinction d’abord linguistique puis aussi ethnique. L'expression « Ελληνες και βάρβαροι » (les Hellènes et les barbares) permettait de désigner l'ensemble des peuples sans exception, selon les deux catégories fondamentales de la pensée grecque (une polarité entre identité et altérité), à mettre en parallèle avec les oppositions humain / animal et homme / femme [6]. Pour les Grecs, la langue a toujours été un des critères déterminants permettant de distinguer le citoyen de l’étranger-barbare, la dichotomie « Ἕλλην / βάρβαρος » (ou « Romanus / barbarus ») sépare la langue des idiomes incompréhensibles et à l’étrangeté radicale [7]. Le mot vient d’une onomatopée, ce que les Grecs de l’Antiquité entendait des autres langues, une onomatopée tirée du terme « βαρβαρόφωνος » (barbarophonos) qui désigne les gens qui parlent en faisant « bar-bar » / « bla-bla » par redoublement expressif [8] (réf. : sanscrit « बर्बर / barbara » = « bègue », latin « balbus » = « bègue »), c'est-à-dire qui bredouillent, qui produisent des sons indistincts et ne parlent pas une langue articulée [9].


De « barbarus / barbare » dévive « barbaria / barbarie. », le pays des barbares [10] sans spécialisation géographique. Mais du XVIe jusqu'au XIXe siècle, le terme « Barbarie » en est venu à désigner dans les langues européennes le Maghreb, un espace plus large que l'ancien Royaume de Maurétanie (pays des Maures [11]) et les deux provinces romaines : la Maurétanie tingitane et la Maurétanie césarienne, qui allait jusqu'à la Lybie [12] et descendait jusqu'au coeur du Sahara (pays des Touaregs [13]). Les habitants de la zone côtière du Maghreb ont aussi été qualifiée de « barbaresque » (« États barbaresques »), un mot dérivé emprunté à l'italien « barbaresco » (attesté comme adjectif depuis le XIVe siècle [14]) ; la côte des Barbaresques était connue dans le passé pour ses pirates, qui pratiquaient des razzias et l'esclavage et qui rendaient peu sûre la mer Méditerranée.


Le mot a donc signifié « sauvage » ou « non-civilisé », et on peut comprendre que l'appellation « Berbère » (exonyme) ne plaise pas aux intéressés. Depuis le milieu des années 1970, ce nom a été remplacé par « Amazigh » (un Berbère, au singulier) par les militants de la cause, et dorénavant les Berbères se désignent eux-mêmes par le terme « Imazighen » (les Berbères, au pluriel). « Amazigh » se prononce [æ.mæ.ˈziɣ] et est transcrit « ⴰⵎⴰⵣⵉⵖ » en alphabet néo-tifinagh [15], « Imazighen » est transcrit « ⵉⵎⴰⵣⵉⵖⵏ ».


Ce changement de nom n'est pas anodin, l’acte de renomination est significatif d’un changement social, historique et politique, on le doit aux militants kabyles (employé dans un chant nationaliste de Mohand Idir Aït Amrane en 1945 : « Kker a mmi-s umaziɣ ! » = Debout fils d'Amazigh !). Au féminin, on a «Tamazight » (une Berbère), transcrit « ⵜⴰⵎⴰⵣⵉⵖⵜ », le mot féminin désignant aussi la langue berbère, et dans le chant mentionné on a le vers : « Tamaziɣt ad tgem ad ternu » (Le berbère croîtra et prospérera). Ce mot se prononce [tamaziɣt], ou [tamazixt], avec assourdissement de la vélaire au contact de la dentale sourde finale. La lettre « », appelée « yaz », représente la consonne fricative alvéolaire voisée / z /, elle est devenue l'emblème de la langue et de la culture Amazigh, symbolisant l'Homme devenu libre, on la retrouve sur le drapeau commun de tous les Imazighen.


Ces nouvelles dénominations ne sont pas des inventions de militants, elles existaient dans certains usages traditionnels, mais avec une extension géographique limitée. Au Maroc, ces mots se rencontrent comme autodésignation dans le Moyen-Atlas et la partie Est du Haut-Atlas, les Berbères de ces régions se sont toujours dénommés eux-mêmes « Amazigh / Imazighen » et leur langue « tamazight ». Dans le Sahara, les Touaregs n'utilisent pas le mot « touareg » (exonyme d'origine arabe), ils se nomment soit « Kel Tamajeq », ce qui signifie « ceux de langue tamajeq », ou « Amajegh » (sing.) / « Imajeghen » (plur.), avec des variantes phonétiques selon les régions. En chleuh, berbère du Sous (sud Maroc), le syntagme nominal (nom + adjectif) « awal amazigh » désigne précisément la « langue littéraire / poétique / noble », c'est un usage dont on retrouve la trace au XVIe siècle chez Jean-Léon l’Africain (Description de l'Afrique, 1526). Dans les sources antiques on trouve le thème « Mazik- » [16], réalisé dans diverses variantes (Mazices, Mazaces, Mazax, Madices…), un nom de tribu (gens) largement répandu dans l’Antiquité [17], l’initiale « a- » de « Amazigh » est une marque nominale, autrefois facultative.


L’étymologie du mot « Amazigh » a suscité diverses hypothèses contradictoires, de nombreux chercheurs ont pensé qu'il signifiait « homme libre, noble ». Dans certaines populations berbères il existait en effet une stratification sociale forte, comme chez les Touaregs, le terme « Amazigh » a eu tendance à désigner spécifiquement le berbère blanc, l’homme libre, par opposition aux populations noires ou métissées, de statut social inférieur (esclaves, descendants d’esclaves...). [18]


La mot « Tamazgha » (en tifinagh : ⵜⴰⵎⴰⵣⵖⴰ) correspond à ce qui avait été nommé anciennement Barbarie ou Libye, c'est-à-dire le monde berbère, une vaste aire géographique qui va des îles Canaries à la partie occidentale de l’Égypte (oasis de Siwa) et englobe l’actuelle bande sahélienne (Mauritanie, Mali, Niger). Il s’agit des zones de peuplement historique des populations berbérophones d’Afrique du Nord. Nombre de Maghrébins souhaitent aujourd’hui que cette appellation remplace l’expression « Maghreb arabe » (Maghreb veut dire Occident en arabe), qui nie l’identité berbère de cet espace. [19]


Il serait bien de reprendre le mot « Amazigh » en breton : « Amazic'h » (un Berbère, masc. sing.), « Amazic'hez (une Berbère », fém. sing.), « Amazic'hion » (des Berbères, masc. plur.), « Amazic'hezed » (des Berbères, fém. plur.), « amazic'heg » (la langue berbère), « Amazic'hva » (le territoire berbère).



Barbares et étrangers chez nous et nos voisins :


L'idée de sauvagerie se retrouve dans le gallois « gwyddel » (breton « gouezel » par emprunt au gallois [20]), « guoidel » en moyen-gallois (XIIe siècle) [20], désignant un Irlandais, et emprunté en gaélique sous la forme « goidel » [21] ; le mot est en effet dérivé de « gŵydd » (sauvage), qui correspond au vieux-breton « guoid » (sauvage) [22]. C'est probablement une adaptation du latin « barbarus », la conquête puis la frontière de l'Empire romain ayant cassé le continuum linguistique et accentué la distance dialectale entre une variété archaïsante du celtique (en marge du monde celtique et le gallo-brittonique (plus central et d'où partaient les innovations des civilisations de Hallstatt et La Tène). Dans le haut Moyen-Âge, le gaélique était devenu une langue complètement étrangère pour les habitants de l'île de Bretagne, et le mot peut s'expliquer par la présence de colons irlandais (Scoti) sur les côtes du Pays de Galles aux Ve-VIe siècles.


L'altérité entraine souvent des dénominations péjoratives ; mais les noms des populations voisines peuvent aussi indiquer juste l'étrangeté : le mot « gallo » (habitant ou langue gallo-romane de Haute-Bretagne) est issu du moyen-breton « gall » signifiant « de gaule ou de france ou françzois » (d'après le Catholicon [23]). Contrairement à l'usage restreint actuel, le mot « françzois » ne s'appliquait pas uniquement au parler du roi de France et de sa cour, mais à l'ensemble des parlers d'oil ; le diplomate Gilles Le Bouvier (1386-1455), par exemple, disait : « Puis y est la duché de Bretaigne qui est bon païs, espécialment Bretaigne Galo, du costé de Normandie et d'Anjou et là parlent françois. » [24]. Le mot « gall » est panceltique, on le retrouve en gallois où il signifie « étranger » [24], en vieil-irlandais (« gall » : étranger) [25], en gaélique d'Écosse (« gall » : étranger) ; il est issu d'un celtique « *gallo- » [26]. Dans le 'Dictionary of the Gaelic Language' de Norman MacLeod et Daniel Dewar, éd. John Grant, 1909), on trouve (page 314) cette intéressante remarque : « Properly a native of the low country of Scotland ; any one ignorant of the Gaelic language ; a foreigner, stranger. » (A proprement parler, une personne originaire du pays bas d'Écosse ; quiconque ignorant la langue gaélique ; une personne étrangère, étranger.) [27] ; les habitants des basses terres d'Écosse (parlant le scots, dialecte ) étaient eux aussi des Gallos !


Le mot « welsh » (gallois) vient d'un germanique « *walχaz » (désignant une personne parlant une langue non germanique) tout comme le mot « wallon » (gallo-roman de Belgique).





______________________________ Notes :


[1] C.N.R.T.L.


[2] ERNOUT Alfred et MEILLET Alfred, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 1932, rééd. Klincksieck, 2001 ; page 66b.


[3] CICÉRON, Lettre à Quintus (son frère qui venait d’être reconduit dans ses fonctions de gouverneur d’Asie), I, 1, 27-28, décembre 60 av. J.-C : « Quod si te sors Afris aut Hispanis aut Gallis praefecisset, immanibus ac barbaris nationibus, tamen esset humanitatis tuae consulere eorum commodis et utilitati salutique seruire » (Si le destin t’avait placé à la tête des Africains, des Espagnols ou des Gaulois, nations inhumaines et barbares, il serait pourtant de ton devoir d’homme civilisé de t’occuper de leur bonheur et de servir leurs intérêts et leur sécurité.)


[4] Le mot « barbare » souligne depuis la violence insensée des autres, leur inhumanité, la barbarie ; on peut ainsi parler de « barbarie » russe en Ukraine.


[5] BAILLY Anatole, Dictionnaire grec - français, éd. Hachette, 1935 ; page 347c.


[6] DUBUISSON Michel, « Barbares et barbarie dans le monde gréco-romain. », in L'antiquité classique, Tome 70, 2001 ; page 2.


[7] Cela rappelle l'universalisme ethnocentrique de la France et la prétention à « l’universalité de la langue française » (Rivarol), un suprémacisme linguistique qui perdure en plein XXIe siècle. On retrouve cela en breton : « gout al langach » = savoir le français (Émile Ernault, Glossaire moyen-breton, 1895, rééd. Slatkine Reprints, 1976 ; page 351), où le français n'est plus une langue mais le langage.


[8] La répétition de la syllabe / ba /, ou, comme dans papa et mama, une consonne labiale est suivie de la voyelle a, ce qui est une des formes universelles du balbutiement infantile (LÉVY Edmond, « Naissance du concept de barbare. », in Ktèma : civilisations de l'Orient, de la Grèce et de Rome antiques, n°9, 1984 ; page 8).


[9] DUBUISSON M., ibid, page 3.


[10] GAFFIOT Félix, Dictionnaire illustré latin - français, éd. Hachette, 1934 ; page 207b.


[11] Sur le nom des Maures (tribu de Tingitane bien définie, au nord du Maroc actuel) voir : DESANGES J., « Maures (Antiquité) : Mauri, Maurēnsii, Maurousii », in Encyclopédie berbère, 31, 2010 ; en ligne : https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/516#quotation.


[12] Sur le nom « Lybie » (toute région nord-africaine à partir la rive gauche du Nil) voir : ZIMMERMAN K., « Libye », in Encyclopédie berbère, 28-29, 2008 ; en ligne : https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/337#quotation.


[13] BERNUS Edmond, « Les Touareg. », in Vallées du Niger, éd. Réunion des Musées Nationaux, 1993 ; pages 162-172.


[14] C.N.R.T.L.


[15] Le tifinagh (en néo-tifinagh : ⵜⵉⴼⵉⵏⴰⵖ), est l’alphabet utilisé par les Berbères pour écrire leur langue, cet alphabet est dérivée des anciennes berbères ; tombé en désuétude pour les langues du nord dès l'Antiquité, le touareg est la seule à avoir conservé ce système de codification. Il a été modernisé, et l’institutionnalisation du néo-tifinagh connait un essor au Maroc avec l'officialisation de la langue berbère et sa transcription dans cet alphabet.


[16] La correspondance phonétique latin / k / – berbère / ɣ / est bien établie et considérée comme régulière.


[17] Résumé de CHAKER Salem, « Amazigh / Berbère / Tamazight : dans les méandres d’une dénomination », article est issu d’un séminaire donné au Centre de Recherche Berbère (INALCO - Paris), le 9 octobre 2013.


[18] Tiré de CHAKER Salem, « Amaziɣ (le/un Berbère) », in Encyclopédie berbère, 4 | 1986, 562-568.


[19] Repris de : Le Monde diplomatique - « Manière de voir », n° 181 : Le Maghreb en danger..., février-mars 2022 ; https://www.monde-diplomatique.fr/mav/181/A/64277.


[20] Par VALLÉE François, Grand dictionnaire français-breton, 1931, rééd. Kevredigezh Vreizhat a Sevenadur, 1980 ; page 326b.


[20] Geiriadur Pryfysgol Cymru - A Dictionary of the Welsh Language, sous « gwyddel », en ligne : https://welsh-dictionary.ac.uk/gpc/gpc.html.


[21] MATASOVIĆ Ranko, Etymological Dictionary of Proto-Celtic, éd. Brill, 2009 ; page 408.


[22] FLEURIOT Léon, Dictionnaire du vieux-breton, éd. Prepcorp, 1985 ; page 196.


[23] LAGADEUC Jehan, Catholicon, éd. Jehan Calvez, 1499 ; vue 90 sous « gall ».


[24] LE BOUVIER Gilles, Description de pays (où il décrit les pays « où il a esté en son vivant »), publié par E.-Th. Hamy : 'Le Livre de la description des pays' éd. E. Leroux, 1908 ; page 48-49.


[24] Geiriadur Pryfysgol Cymru - A Dictionary of the WelshLanguage, sous « gall », en ligne : https://welsh-dictionary.ac.uk/gpc/gpc.html.


[25] electronic Dictionary of the Irish Language (eDIL), sous « gall », en ligne : https://dil.ie/search?q=gall&search_in=headword.


[26] DESHAYES Albert, Dictionnaire étymologique du breton, éd. du Chasse-Marée, 2003 ; page 264b.


[27] MACLEOD Norman et DEWAR Daniel, Dictionary of the Gaelic Language, éd. John Grant, 1909 ; page 314.







8 vues0 commentaire
Post: Blog2_Post
bottom of page