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LA CAILLEBOTTE DE BRETAGNE dans le Pays de Guérande.

Dernière mise à jour : 17 sept. 2023

M'intéressant depuis toujours au patrimoine rural local, il y a longtemps que j'ai entendu parler dans le Pays de Guérande de la « caillebotte », ma mère en mangeait à Assérac dans les années 1950 et elle a gardé le souvenir du processus de fabrication (vu chez une grande-tante de Penbé, née à Limarzel), les anciens - en milieu rural - s'en souviennent jusqu'à nos jours. J'ai approfondi le sujet suite à des recherches sur le « Mouton des Landes de Bretagne », dont un descendant a été retrouvé sur la Butte aux Pierres en Brière en 1976 par un humble agriculteur et militant breton de Missilac (et non en 1985 par un grand ponte de l'ethnozootechnie, comme on peut lire parfois). Dans le « Traité des bêtes à laine, ou Méthode d’élever et de gouverner les troupeaux aux champs, et à la bergerie » de Claude Carlier [1], on peut lire dans le chapitre « Du lait & de l’ufage de traire » : « En Bretagne le lait de Brebis fert entr’autres chofes à faire des fromages de plufieurs fortes & du beurre à friture. ». C'était intrigant puisque l'on dit habituellement que la Bretagne est un désert fromager, or l'existence de la caillebotte et les textes anciens montrent que ce n’est pas exact.


Caillebotte maison à l’égouttage, recette de famille - Pays de Guérande (Assérac / Pénestin), avec du lait bio pris à la ferme voisine, le résultat est bien meilleurs qu'avec du lait du commerce au goût neutre.


Dans « L’élevage en France : 10.000 ans d’histoire » [2] de Roland Jussiau, Louis Montméas et Jean-Claude Parot, on peut lire sur la Bretagne qu’elle fait parti : « des régions qui s’interdisent, pour des raisons culturelles, la consommation de produits laitiers fermentés ; on explique ainsi que la Bretagne, qui consomme largement lait et beurre, éprouve une répulsion toute celtique vis-à-vis des fromages. ».


Ce passage sur la Bretagne est assez surprenant car il existe un produit laitier fermenté bien connu, qui est même une spécialité très consommée en Bretagne, et que l'on trouve dans tous les supermarchés : le « lait ribot » ! Etonnante ignorance des auteurs. On ne sait donc pas d’où sortent ces soi disant « raisons culturelles » qui nous empêcheraient de consommer des « produits laitiers fermentés ». On ne comprend pas non plus l’étrange formule : « répulsion toute celtique » !


On fabrique en effet traditionnellement du fromage au Pays de Galles (Caerphilly...) ou en Écosse (Dunlop…), des fromages assez connus, et c’est ancien. Les lois médiévales galloises [3] parlent de « caỽs yn heli » (fromage en saumure, genre « feta », qui serait « keuz en hili » en breton moderne) nom suivi de « a heb heli » (et sans saumure). Les produits laitiers, nommés « bánbiad » [4] en vieil-irlandais (ou « an biadh ban » = la nourriture blanche), ont de tout temps fait partie de la nourriture de base des Irlandais (le Q-celtique « bānos », = « blanc », n'est pas attesté en P-celtique / gallo-brittonique, « biadh » est apparenté au breton « boued »). Les auteurs de ce gros livre n’ont pas cherché très loin, car les textes sur le fromage dans les pays celtiques sont plutôt nombreux, et le vocabulaire breton et celtique atteste de la présence ancienne de fromage.


Le nom breton classique du fromage est « keuz », moyen breton (1100-1650) « queuz » (gallois « caws » / irlandais « cáise »), il est issu du latin « cāseus » (fromage) [5], qui a donné l'anglais « cheese » et l'allemand « käse » ; on retrouve le mot dans le vieux-breton « cosmid » qui désigne le petit lait [6], et le moyen-breton « queusuez » (mègue), le serum qui s'égoutte du fromage quand on le presse. Le mot composé « cosmid » contient le vieux-breton « meid » (petit-lait / lactoserum : la partie liquide résiduelle de la coagulation du lait), il correspond au gallois « maidd » et au vieil-irlandais « medg » de même sens, tous issus du celtique « mesgos / mesga » [7] qui a aussi donné le français « mègue » (petit-lait) [8] ; ce terme celtique montre l'ancienneté de la fabrication du fromage chez les Celtes (au moins du fromage frais, le plus simple), avant l'influence méditerranéenne (de nouveaux types de fromage) et l'acculturation qui a suivi l'occupation romaine. Cette ancienneté est d'aillleurs confortée en Presqu'île de Guérande par l'archéologie, avec cette faisselle de l'Âge du Fer découverte à Penhoët (Saint-Nazaire), dans ce qui était alors le sud de l'Armorique.


On peut probablement déceler l'influence romaine, puis romane, dans la fabrication de nouveaux types de fromage avec un autre nom du fromage en breton. En moyen-breton du XVe siècle, le glossaire breton vannetais du chevalier allemand Arnold von Harff [9] donne le mot « follideck » (traduit par « keess » en allemand de l'époque, = fromage), de passage à Nantes le chevalier-linguiste a pu noter du breton du Pays de Guérande, la région bretonnante la plus proche de Nantes, ou du Pays vannetais. « Follideck » semble être une variante méridionale du moyen-breton « fourondec », traduit « fourmaige / caseus » dans le Catholicon de Jehan Lagadeuc (originaire de la région de Morlaix), le premier dictionnaire breton (incunable de 1499) [10], avec la possible attraction du verbe moyen-breton « fouliff » (vannetais « foulein » : fouler, presser) [11], le fromage étant pressé pour être mis en forme. Ce terme est issu du latin médiéval « formaticum », attesté dans le Glossaire Reichenau du VIIIe siècle et le Capitulaire de Charlemagne [12], et dont le sens originel semble ici avoir été « ce qui est fabriqué dans un moule » (latin « fōrma » : moule + « -āticum » : suffixe formant un nom ), peut-être pour «*cāseus fōrmāticus » (fromage moulé) à l'origine. C'est un terme très ancien en breton, puisqu'il a été emprunté avant le passage du « -aticum » latin de « formaticum » à « -age » en français dans « fromage » [13]. C'est probablement la disparition de ce type de fromage en Bretagne qui a entrainé l'adoption en breton du moyen-français « formage » (fromage) sous la forme « formaig » (formaj) dans le Catholicon.


L’étude (en français) la mieux documentée sur le fromage dans les pays celtiques, dont la Bretagne, est celle du géographe ruraliste breton Pierre Flatrès : « L’étrange destinée de la fabrication fromagère dans les pays celtiques » [14], mais elle n’est pas complète. Il y a aussi un passage de l'étude de Gwenole Le Menn sur « Le boire et le manger - Ce qui était peut priser en Bretagne bretonnante » [15]. La documentation concernant les produits laitiers en Bretagne est assez importante.


Sur le fromage, on peut citer (mais il y en a plein d’autres) : « Le Theatre d’Agricvltvre et Mesnage des Champs » d’Olivier de Serres [16], on peut y lire : « A telle caufe font en reputation les fourmages d’Auuergne, cogneus par tous les lieux de la France, depuis l’vne mer jufques à l’autre, où en grande quantité ils font tranfportés. En autres diuers endroits de ce Roiaume, y a auffi des montaignes fertiles en fourmages de vache, pour leurs exquis pafturages. De mefme fe treuuent des recoins de montaigne, de couftau, de plaine, par les prouinces en plufieurs quartiers, celebrés pour les bons fourmages de diuerfes fortes & diuers laictages. La Brie, entre autres, pour fes bons fourmages appelés Angelots ; & les Baux en Prouence, aux lizieres du Languedoc, à caufe de la delicateffe de fes petits fourmageons, font beaucoup prifés, & fertiles en laict & fourmages ; & pareillement la prouince de Bretaigne. ».


Pour expliquer l'absence (ou presque) de fromage en Bretagne, Gwenole Le Menn cite l'hypothèse de la spécialisation de la Bretagne dans la production de beurre [17], c'est évidement la bonne. La (quasi) disparition du fromage en Bretagne s’explique en effet très bien par la spécialisation précoce de la Bretagne dans la production de beurre (grâce au sel de Guérande et de la Baie de Bretagne le beurre breton se conserve mieux, supporte mieux le transport et se vent mieux), ainsi que par la technique particulière à la Bretagne dans la fabrication du beurre : anciennement on ne partait pas de la crème comme dans le reste de l’Hexagone mais du lait caillé (l’acidité facilite l’extraction de la matière grasse). J’ai collecté de nombreux renseignements sur cette technique originale, je ne cite ici que « Les merveilles de l'industrie ou description des principales industries modernes » de Louis Figuier des années 1870 [18], on peut lire : « Dans toutes les parties de la France, sauf en Bretagne, on extrait le beurre de la crème provenant du lait laissé au repos. ». C’est une technique que l’on retrouve dans les pays celtiques, un peu du côté de la Flandre / Pays-Bas, et dans le Maghreb. J’ai eu l’occasion de voir de près et d’apprendre la façon traditionnelle de fabriquer le beurre au Maroc [19], ce qui reste quand on a battu le lait caillé et retiré le beurre c’est le « l’ben » (c’est-à-dire notre « lait ribot »). Le bon producteur de beurre sait comment s’y prendre pour ne pas que le beurre prenne un goût prononcé de lait caillé. Le lait-ribot se dit « llaeth enwyn » en gallois, sa définition est : « Y llaeth lletsur sy’n aros yn y fuddai wedi corddi’r ymenyn. » (Le lait légèrement acide qui reste dans le pot après le barattage du beurre) [20], la « buddai gorddi » étant le pot à baratter. Grâce au sel de Guérande et de la Baie de Bretagne (Marais breton), le marché du beurre (salé) était plus intéressant, le lait était consacré à la fabrication du beurre, et le lait ribot ne pouvait pas être transformé en fromage commercialisable. Ce que l’on appelle dans le commerce « lait ribot » ou « l’ben » n’est pas vraiment ce que le nom indique, mais une préparation industrielle à base de lait écrémé (pas toujours !) auquel on a ajouté des ferments lactiques, le véritable lait ribot / l’ben est issu du mode de fabrication traditionnelle du beurre en Bretagne et au Maghreb.


Ce choix économique du beurre est bien expliqué par l’historien et ethnologue de l’alimentation Georges Carantino dans « Le mangeur du 21e siècle : les aliments, le goût, la cuisine et la table – Colloque international de Dijon » [21], on peut y lire : « Des régions citées sont connues, mais d’autres nous interpellent, telle la Bretagne, pour qui le discours dominant est de dire qu’elle n’a jamais été un pays fromager. C’est qu’on l’a oublié. La production de beurre a tué une production fromagère existante en Bretagne, et qu’on garde l’image d’une Bretagne beurrière, alors qu’elle a aussi été fromagère. ». On peut ajouter ce que disait François Vatin dans « L'industrie du lait : essai d’histoire économique » [22] : « Le développement, du XVIIe siècle au milieu du XIXe siècle, du capitalisme marchand semble avoir surtout favorisé la production beurrière. La matière grasse (crème, beurre) constituait la fraction la plus valorisée du lait (cela resta vrai jusqu’aux années 1950). Le résidu était bon pour le bétail ou... les valets de ferme, sous forme de lait baratté ou de "fromage maigre", qui n'était que du caillé égoutté. ».


Il existe toujours un fromage frais traditionnel qui a été fabriqué en Bretagne jusque dans les années 1950-1960 : la caillebotte. Il s’agit bien d’un fromage et non d’un simple lait caillé puisqu’on utilise de la présure. L’utilisation de présure en Bretagne est bien attestée, comme au début XIXe siècle dans le « Dictionnaire celto-breton, ou Breton – Français » de Jean-François Le Gonidec [23] où on peut lire : « Keûlé / Présure, ce qui sert à faire caillé le lait. Rôid eunn nébeut keûlé d’in da lakaad el léaz, donnez-moi un peu de présure pour mettre dans le lait, et [24] : « Goéden / Levain ou ferment dont on se sert pour faire cailler et durcir le lait. Présure. Likid ar goéden el leaz, mettez le levain dans le lait. », ainsi que [25] : « Goell / Levain pour la pâte. Il se dit aussi, mais plus rarement, en parlant du levain, de la présure qu’on met dans le lait. », ou encore « Tro / Présure, ce qui sert à faire cailler le lait. Red eo lakaat tro el léaz, il faut mettre de la présure dans le lait. » [26].


Le mot français « caillebotte » est attesté pour la première fois (sous la forme : « caillibote ») dans le premier dictionnaire breton : le « Catholicon » de Jehan Lagadeuc (manuscrit de 1464, imprimé en 1499) [27], pour traduire le moyen-breton : « coulet » (breton moderne « kaouled ») [28]. De plus la forme « caillibote » du Catholicon correspond exactement aux prononciations relevées à l’époque moderne en Haute-Bretagne et nulle part ailleurs [29], cette première attestation (source qui n’est pas citée dans le site du CNRTL) et sa forme confirment que ce terme est originaire des parlers de l’ouest du domaine gallo-roman [30].


Dans d’autres dictionnaires on trouve :


- « Leah cooülét, ici ceulét, caillibotes. » [31].

- « Caillebotte, mets de Bretagne formé de lait caillé. On dit aussi leaz kaoulet » [32].


La caillebotte ne se fabrique pas qu’en Bretagne, on en faisait aussi dans l’ouest de la France, et bien au-delà en Europe (ce n'est pas LA spécialité du Poitou comme on peut le lire sur les réseaux sociaux), c’est un fromage tout à fait commun, et on produisait un peu partout du fromage frais. La caillebotte correspond en effet au « cottage cheese » (fromage de petite maison de campagne) des Britanniques [33], ce qui peut se traduire par « caws colfran » (< ceulvraen, de caul + braen) en gallois et signifie à l'origine « fromage de caillé - tourné » [34], où « braen » (pourri / corrompu, d'où tourné, breton « brein ») rappelle l'expression « amanenn / amann brein » (beurre pourri) , désignant par dérision le fromage (à pâte molle, coulant).


Dans l’Hexagone, c’est en Bretagne que l’on trouve les plus anciennes mentions de ce fromage frais (non affiné) dit « Caillebotte de Bretagne » :


Au XVIIe siècle, dans « Le cuisinier françois ou est enseigné la manière d’apprêter toute forte de viande, de faire toute forte de patifferies, & de confitures » de François Pierre de la Varenne [35], on peut lire : « Caillebotte de Bretagne. Mettés de bon laict dans un baffin, & les faites prefurer avec de la prefure ou de la chardonerete, & lors que le laict fera pris coupés-le avec un couteau de longueurs & de travers, comme pour faire des tablettes, mettés-le baffin fur de la braife, & les faites un peu boüillir, jufqu’à ce qu’il foient un peu cuits, oftez-les de leur petit laict, & les mettés dans du laict doux, & lorfque vous les voudrés fervir mettés-les égouter & les fervés avec du fucre. ».


Au XVIIIe siècle, dans la « Nouvelle instruction pour les confitures, les liqueurs, et les fruits » [36], on peut lire : « Caillebotes de Bretagne. Ayez une pinte du meilleur lait, & fi l'on veut un peu de Crême claire ; ce qui la rend d'autant plus délicate, avec deux ou trois onces de fucre, que vous faites chauffer fur un fourneau à fouffrir du doigt facilement ; enfuite détrempez gros comme un bon pois de prefure dans deux cuillerées de lait que vous mettez dedans, & une pincée de fel, paffez le tout dans une ferviette fur un grand plat, & le couvrez d'un autre : étant froid & pris de bonne forte, coupez le caillé par morceaux, avec un coûteau de telle maniere que l'on veut ; puis recouvrez le plat, & le pofez fur le feu palpiter feulement pour le raffermir. Cela fait, tirez les Caillebotes (page 204) du petit lait pour les mettre égouter fur un tamis, & les arrangez dans une Porcelaine : ayez de la Crême douce, dans quoi vous faites fondre du fucre en poudre, verfez-la deffus, & fervez. ».


Au XIXe siècle, dans le « Manuel de la maîtresse de maison, ou lettres sur l’économie domestique » de Mme Pariset [37], on peut lire : « Caillebottes bretonnes coiffees. On prendra trois pintes de très-bon lait que l'on fera tiédir, après quoi on mettra dans ce lait gros comme une noisette de présure, que l'on écrasera dans une cuillerée de lait et qu'on aura soin de bien mêler dans la totalité ; on laissera ce lait prendre sans le remuer ; lorsqu'il est pris, on fait avec un couteau, dans la casserole, des incisions dans les deux sens, de manière à former des carrés. (page 229) carrés. On remet la casserole sur un feu doux, et l'on a soin de la remuer doucement, afin que le petit lait se détache. On laisse ainsi bouillir un moment, puis, on retire la casserole et on laisse refroidir entièrement. On prend ensuite les morceaux, l'un après l'autre, avec une écumoire, et on les met soigneusement sur un plat un peu creux. On fait une crème avec du lait, du sucre et des jaunes d'œuf, comme pour les œufs à la neige. Quand cette crème est faite, on la verse sur les caillebottes, et voilà les caillebottes coif fées. On les sert froides. ».


Dans la « Revue progressive d’agriculture, de jardinage, d’économie rurale et domestique » [38], on peut lire : « Caillebottes bretonnes coiffées. Prenez trois pintes de très-bon lait que vous ferez tiédir, après quoi vous mettrez dans ce lait gros comme une noisette de présure, que vous écraserez dans une cuillerée de lait, et que vous aurez soin de bien mêler dans la totalité : on laissera ce lait prendre sans le remuer : lorsqu'il est pris, on fait avec un couteau, dans la casserole, des incisions dans les deux sens, de manière à former des carrés. Vous remettez ensuite la casserole sur un feu doux, et vous avez soin de la remuer douce ment, afin que le petit lait se détache. On laisse ainsi bouillir un moment, puis on retire la casserole, et on laisse refroidir entièrement. On prend en suite les morceaux l'un après l'autre, et on les met soigneusement sur un plat un peu creux. On fait une crème avec du lait, du sucre et des jaunes d'œufs, comme pour les œufs à la neige. Cette crème faite, on la verse sur les caillebottes qui sont ainsi coiffées. On sert à froid. ».


Au XXe siècle, dans « Les Annales Agricoles – Supplément des Annales Africaines » [39], on peut lire dans un article d’« Économie domestique » : « Caillebottes, fromages bretons. On fait cailler le lait à l’aide de présure (on peut remplacer la présure par des fleurs d'artichaut séchées, qu'on peut conserver à cet effet ; en faire bouillir une petite quantité dans un peu d'eau et on ajoute cette eau au lait que l'on veut faire cailler). Si on veut préparer sans présure, ce procédé n'a pas une action aussi rapide et efficace, mais dans nos pays chauds où le lait caille avec rapidité sans être altéré, et où l’on cultive beaucoup d’artichauts, c’est un moyen fort économique. On coupe le lait caillé en carrés avec un couteau de bois qu'on enfonce jusqu'au fond du vase qui le contient et on le fait cuire en plaçant le pot devant un feu doux, en ayant soin de tourner souvent le pot pour qu'il ne s'échauffe ni trop, ni trop vite. Si le feu est trop chaud, la caillebolte serait dure et mauvaise. Elle peut se cuire au four doux. On peut faire des caillebottcs avec du lait caillé naturellement, ce qui est fort économique en été lorsqu'on a du lait qui s’est caillé à cause de la chaleur. ».


Exemple de texte sur la consommation de la caillebotte en Bretagne : Dans « L’âme bretonne » de Charles Le Goffic [40], on peut lire sur les pardons : « Les moindres villages, en Bretagne, ont leurs pardons et non point les villages seulement, mais les chapelles, les oratoires et quelquefois jusqu’aux simples calvaires eux-mêmes. Bien entendu, ces pardons n’ont point tous la même importance… Si la physionomie de quelques pardons tend à se modifier… les fêtes votives des petits saints de la légende bretonne seront protégées par leur obscurité même. Ces pardons-là ne changeront point… Têtes de forbans et cœurs d’apôtres ! Ainsi apparurent, dans l’iconographie populaire, les Brandan, les Efflam, les Guirec, les Quémeau, les Samson, tous les “saints de la mer” débarqués d’Outre-Manche pour évangéliser la Bretagne. Ils ont leurs pardons… quand le saint local, comme il arrive le plus communément, est d’origine cambrienne ou iroise, on dit que le vent saute au nord, la veille du pardon pour lui permettre de passer le détroit et d’assister à sa fête. Chaque fermier, ce jour là, tient table ouverte pour ses amis et ses proches. Longtemps à l’avance, les crêpes s’empilent sur les dressoirs ; on renouvelle la provision de beurre frais, de caillibottes et de far. Le reste des pélerins s’attablera vaille que vaille dans les auberges et sous les tentes en plein air. Toute la paroisse vit dans la fièvre des préparatifs : seules occupations, d’ailleurs, qui soient permises. ». C’était autrefois l’un des produits typiquement bretons comme les crêpes, le beurre salé, la Muscadet, le far, la kig-ha-farz, le cidre…


Sa technique de fabrication est arrivée jusqu’à moi par voie familiale, puis confirmée en interrogeant des personnes âgées de la région (entre Guérande et Camoël). Avant de mettre la présure, il faut attendre que le lait s’acidifie un peu pour donner du goût, quand le lait est pris, on coupe la masse en carrés (quadrillage) de façon à faciliter l’évacuation du petit lait, ensuite on chauffe progressivement et de manière uniforme, mais il faut faire attention à ne pas chauffer trop fort sinon les cailles vont durcir (le doigt doit supporter la chaleur), quand le caillé est assez ferme on arrête de chauffer. On met ensuite à égoutter dans une faisselle ou un linge suspendu. Cela ressemble au début de la fabrication des fromages à pâte cuite. Il existe un mot « bourgoailh » (lait caillé légèrement chauffé) en breton vannetais [41] pour parler de cette étape où le caillé un peu chauffé prend une consistance flasque (« bour » : flasque). La chauffe est nécessaire à la préparation de la caillebotte, on retrouve cette étape en Occitanie avec le « calhibòt » (masc.) qui est lui issu de la cuisson du petit lait (recuite, débris de recuit) [42]. On trouve de nombreuses publications en anglais qui donnent la recette similaire du « cottage cheese », et une température maximum autour de 50° C. [43].


On le consomme le plus souvent avec de la crème fraîche et du sucre (ou confiture, fraises), le grand-oncle en mangeait sur une tartine de pain (probablement salé [?]), avec des herbes comme il faisait avec le beurre. Les anciens ont gardé dans la région le souvenir de cette friandise pour les enfants, l’arrivée du yaourt dans le commerce a mis fin à cette tradition. N'en déplaise aux révisionnistes, qui passent leur temps à exclure la Loire-Atlantique et à réinventer la Bretagne selon leur fantaisie (la presse dite « régionale » surtout), voici l'exemple d'un produit breton traditionnel qui s'est maintenu chez nous dans le Pays de Guérande. J’en ai fait plusieurs fois, c’est excellent et original, on s’étonne que personne n’ait eu l’idée de relancer cette production locale et bretonne.


Christophe M. JOSSO

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________________________________________________________________________ Notes :


[1] CARLIER Claude, Traité des bêtes à laine, ou Méthode d’élever et de gouverner les troupeaux aux champs, et à la bergerie, éd. Vallat la Chapelle, 1770 ; Tome I, page 163.


[2] JUSSIAU Roland, MONTMÉAS Louis et PAROT Jean-Claude, L’élevage en France : 10.000 ans d’histoire , éd. Éducagri, 1999 ; page 197.


[3] Ex : « Llyfr Blegywryd », Oxford Jesus College MS. 57 – Fol. 135.


[4] electronic Dictionary of the Irish Language : https://dil.ie/search?q=b%C3%A1nbiad&search_in=headword.


[5] DESHAYES Albert, Dictionnaire étymologique du breton, éd. du Chasse-Marée, 2003 ; page 389.


[6] FLEURIOT Léon, Dictionnaire du vieux-breton, éd. Prepcorp, 1985 ; page 119.


[7] DELAMARRE Xavier, Dictionnaire de la langue gauloise, éd. Errance, 2003 ; page 226.


[8] GODEFROY Frédéric, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe siècle au xve siècle, rééd. Slatkine, 1982 ; Tome V, page 283, col. c. Le mot « caillebotte » n'apparait pas dans cet imposant dictionnaire.


[9] GUYONVARC'H Christian J., Aux origines du breton - Le glossaire vannetais du Chevalier Arnold von Harff, voyageur allemand du XVème siècle, éd. Ogam-Celticum, 1984 ; page 48-49)


[10] LAGADEUC Jehan, Catholicon, , éd. Jehan Calvez, 1499.


[11] THURNEYSEN Rudolf, « Eine liste bretonischer Wörter aus dem XV. Jahrhundert », in Revue celtique, Tome XXXII, 1911 ; page 2 (influence plutôt que dérivation / ableitung).


[12] BLAISE Albert, « formaticum (-ticus, forma, formagium) », in Dictionnaire latin-français des auteurs du moyen-âge : lexicon latinitatis medii aevi, éd. Brepols, 1975 ; page 396.


[13] VON WARTBURG Walther, « formaticum », in Französisches Etymologisches Wörterbuch, volume 3 : D–F, page 719.


[14] FLATRÈS Pierre, « L’étrange destinée de la fabrication fromagère dans les pays celtiques », in Histoire et géographie des fromage, actes du Colloque de Géographie historique, 1985, éd. Université de Caen, 1987 ; pages 305-308.


[15] LE MENN Gwenole, « Le boire et le manger - Ce qui était peut priser en Bretagne bretonnante », in Mémoires de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Bretagne, Vol. 74, 1996 ; pages 321-338, 325-326 pour le fromage.


[16] DE SERRES Olivier, 'Seignevr dv Pradel', Le Theatre d’Agricvltvre et Mesnage des Champs, éd. Jamet Metayer, 1600 ; page 286.


[17] LE MENN Gw., ibid.


[18] FIGUIER Louis, Les merveilles de l'industrie ou description des principales industries modernes, éd. Furne, Jouvet, 1873-1877 ; Tome 4, page 149.


[19] Ma femme est une Amazighe du Souss (sud Maroc berbère).


[20] Geriadur Prifysgol Cymru - A Dictionary of the Welsh Language (sous « llaeth ») : https://geiriadur.ac.uk/gpc/gpc.html.


[21] CARANTINO Georges, Le mangeur du 21e siècle : les aliments, le goût, la cuisine et la table – Colloque international de Dijon, publié sous la direction de Daniel Meillier, éd. Educagri, 2003 ; dans le chapitre « Fromage et terroir », pages 182-183.


[22] VATIN François, L'industrie du lait : essai d’histoire économique, éd. L'Harmattan, 1990 ; page 31.


[23] LE GONIDEC Jean-François, Dictionnaire celto-breton, ou Breton – Français, éd. François Trémeau, 1821 ; page 87 sous « keûlé ».


[24] LE GONIDEC J.-F., ibid ; page 237-238 sous « goéden ».


[25] LE GONIDEC J.-F., ibid ; page 238 sous « goell ».


[26] LE GONIDEC J.-F., ibid ; page 452 sous « tro ».


[27] LAGADEUC J., ibid.


[28] Ce mot n'a pas été collecté dans le breton de Guérande, il se prononcerait [koˈlɛjt].


[29] VON WARTBURG W., FEW 2, 817a, sous « coagulare ».


[30] CHAUVEAU Jean-Pierre, « Sur le français du Catholicon de Jehan Lagadeuc », in Etudes Celtiques, vol. 29, 1992 / Actes du IXe congrès international d'études celtiques, Paris, 7-12 juillet 1991, deuxième partie : Linguistique, littératures ; page 124.


[31] DE CHÂLONS Pierre, Dictionnaire Breton-François du diocèse de Vannes, éd. à Vannes chez Jacques de Heuqueville, 1723 ; page 30.


[32] TROUDE Amable-Emmanuel, Nouveau dictionnaire pratique breton-français du dialecte de Léon, éd. J.B. & A. Lefournier, 1876 ; page 321.


[33] HUI Y. H. et Özgül Evranuz E. (dir.), Handbook of Animal-Based Fermented Food and Beverage Technology, éd. CRC Press, 2018 ; page 259 (chapitre 15 : « Cottage cheese : Fundamentals and Technology »).


[34] https://glosbe.com/en/cy/cottage%20cheese, « cheese-curds » d'après Geriadur Prifysgol Cymru - A Dictionary of the Welsh Language (sous « ceulfraen / colfran »). Le Dictionnaire de Trevoux (Dictionnaire universel françois et latin, 1738 ; tome sixième T-Z, colonne 312, sous « tourner ») explique que « La présure fait tourner ou cailler le lait. », avec l’idée que le lait est « corrompu » par la présure (mais pas vraiment « pourri »).


[35] DE LA VARENNE François Pierre, Le cuisinier françois ou est enseigné la manière d’apprêter toute forte de viande, de faire toute forte de patifferies, & de confitures, 1651, rééd. Jacques Canier, 1680 ; page 152. Cette recette n’apparaissait pas dans l’édition originale de 1651.


[36] Nouvelle instruction pour les confitures, les liqueurs, et les fruits, éd. à Amsterdam aux dépens de la compagnie, 1734 ; Tome III, page 203.


[37] Mme PARIZET, Manuel de la maîtresse de maison, ou lettres sur l’économie domestique, éd. Audot, 1822 ; page 228.


[38] Revue progressive d’agriculture, de jardinage, d’économie rurale et domestique, publiée sous la direction de MM. Boitard et Noisette, éd. Librairie encyclopédique de Roret, 1841 ; 2ème volume – année 1840-1841, page 105.


[39] Article dans Les Annales Agricoles – Supplément des Annales Africaines, éd. à Alger, 45e année, n° 3 nouvelle série, 1er février 1933 ; page 7.


[40] LE GOFFIC Charles, L’âme bretonne, première série, éd. Honoré Champion, 1908 ; pages 27-33.


[41] ERNAULT Émile, Supplément inédit à son Dictionnaire vannetais, éd. par Gwenole Ar Menn, Skol 2008 ; Tome I, page 224.


[42] VAYSSIER Aimé, Dictionnaire patois-français du département de l’Aveyron, éd. Ve E. Carrère, 1879 ; page 96, col. b, sous « colibouót » : « Caillebotte, masse de lait caillé. S’emploient surtout au pluriel dans le sens de caillots, et désignent les grumeaux de caillé retirés par la cuisson du petit-lait. Recuite, débris de recuite. ».


[43] Ex. : E. RUSSELL-Campbell, M.S. and C.L. HICKS, Ph.D., Department of Animal Sciences…, Making Cottage Cheese at Home, éd. University of Kentucky – College of Agriculture, 1992 : « Heat or cook the curd...The curd should be stirred gently with a large spoon while bringing the temperature to 120 to 125°F. Hold at this temperature for about half an hour, stirring gently from time to time. One of the common mistakes in making home-made cottage cheese is heating at too high a temperature and for too long. High temperature causes the pieces of curd to contract, squeezing out too much whey and making the cheese too dry. » (Chauffer ou cuire le caillé... Le caillé doit être remué doucement avec une grande cuillère tout en portant la température à 120 à 125°F. [49° - 51,50° C.]. Maintenez à cette température pendant environ une demi-heure en remuant doucement de temps en temps. L’une des erreurs courantes dans la fabrication du Cottage cheese fait maison est de chauffer à une température trop élevée et pendant trop longtemps. Une température élevée provoque la contraction des morceaux de caillé, éliminant trop de lactosérum et rendant le fromage trop sec.).

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