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MARR / VOUGE, houe large du paysan breton.

Dernière mise à jour : 27 févr. 2022

"La houe est certainement le plus important des instruments aratoires... c’est en effet l’objet le plus propre à travailler la terre à la main" (André LEROI-GOURHAN, 'Milieu et techniques', éd. Albin Michel, 1973 ; page 120), "il existe, pour les différents travaux, de nombreux modèles de houes" (Pierre TREPOS, 'Enquête sur le vocabulaire breton de la ferme', éd. Brud nevez - Emgleo Breiz, 1999 ; page 20), et "les houes de Bretagne posent bien des problèmes…" ( François SIGAUT, 'L'agriculture et le feu: rôle et place du feu dans les techniques de préparation du champ de l'ancienne agriculture européenne', éd. de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1975 ; page 61).


Photos d'une étrèpe du sud vannetais, source :



A. Introduction sur la typologie des outils aratoires à bras :


Résumé à partir des livres de Pascal Reigniez : 'L'outil agricole en France au Moyen-Âge' (éd. Errance, 2002), de Georges Comet : 'Le Paysan et son outil. Essai d'histoire technique des céréales (France, VIIIe - XVe siècle)' (éd. École Française de Rome, 1992), et de l'article de François Sigaut : « Essai d’identification des instruments à bras de travail du sol » (in 'Cahiers ORSTOM : Sciences humaines', vol. XX, n° 3-4, 1984 ; pages 359-374).


- 1. Pioche.

Le pic est constitué d'un seul fer emmanché par un œil sur un manche court, on peut distinguer les pics pointus et les pics à tranchant. Les pic à tranchant présentent une lame plate se terminant par un tranchant. La pioche est un outil plus puissant avec un fer double et un manche plus long, on peut en distinguer plusieurs types : à taillant pointu double, mixte avec avec un taillant pointu et un tranchant, à tranchant double. La pioche à tranchant présente un fer aplati avec une extrémité tranchante orienté perpendiculairement à l'axe du manche, ce tranchant est plus lourd et moins large que celui d'un houe. La force de l'utilisateur se cumule à la masse du fer lancé, la pioche sert donc à travailler des sols durs et difficiles.


- 2. Houe.

La houe est faite d'un manche de longueur moyenne ou longue, sur lequel est emmanché par un œil un fer constitué de dents (houe-fourche) ou d'une lame pleine et tranchante, cette lame forme un angle plus ou moins étroit avec le manche (généralement 30, 45 ou 90°), elle est de forme variable et peut être plus ou moins large. Il existe des houes conçues pour déplacer telle ou telle sorte de terre, d'autres pour creuser, d'autres pour sarcler ou couper. C'est un outil utilisé en percussion lancée, les houes dont la lame est plus haute que large rentre mieux dans la terre et permettent de déplacer la terre en la ramenant vers l'utilisateur, celles dont la lame est large pénètrent plus difficilement dans le sol et servent plutôt à peler la couche superficielle du sol ou à couper les végétaux en surface ou au niveau des racines. C'est un outil "tiré" puisque la partie travaillante se rapproche de l’agent en fin de parcours.


- 3. Bêche.

La bêche est l'autre outil de labour à bras, elle permettait d'effectuer un labour plus profond que la houe et de retourner la terre. Il existe des bêches à lame pleine et des bêches à dents (fourche à bêcher). La bêche se différencie aussi de la houe par la nature du geste, c'est un outil généralement "poussé" puisque la partie travaillante est enfoncée dans le sol par poussée (avec l’aide du pied, ou pas). La direction de pénétration de la partie travaillante dans le sol est proche de la verticale (comme la plupart des bêches ordinaires d’Europe occidentale), mais elle peut être horizontale (l'outil travaille alors à peu près comme un soc de charrue), on trouve cette dernière sorte de bêche en Irlande où elle est nommé "laighe" et en Ecosse où on l'appelle "cas chrom". On peut distinguer de ces types de bêches poussées, des bêches "lancées", car certaines bêches peuvent aussi être actionnées par percussion lancée, Ieur partie travaillante est alors en pointe de manière à pouvoir se planter en terre (jamais en lame tranchante), comme le pieu à labourer et les "layas" (à manche court) du Pays basques, elles offrent alors une analogie de fonctionnement avec la houe.


On voit qu'il est plus complexe qu'il n'y parait de définir ces outils, et on constate que la houe et la bêche ont en commun de pouvoir être à dents ou à fer plat, et que les deux instruments peuvent fonctionner par percussion lancée, la différence essentielle étant l'angle formé par la partie travaillante et le manche.


B. La houe large ou étrèpe de Bretagne.


Il ne sera question ici que de deux des noms de l'étrèpe, ceux que j'ai pu entendre en faisant du collectage dans ma région de Guérande : la "MARR(E)" et la "VOUGE", mais je vais commencer par donner l'étymologie du mot français "étrèpe" qui va nous permettre de mieux comprendre l'outil.


- 1. Etymologie du mot français "étrèpe".


Le mot "étrèpe" (moyen-français "estrepe") est un déverbal féminin du verbe "étréper" (moyen-français "estreper"), d'après Julia Alletsgruber ("Les déverbaux de (ex)stirpare dans la toponymie d'oïl : essai de mise au point", in Nouvelle revue d'onomastique, n° 51, 2009. page 4). On trouve en gallo-roman la variante "étroper" avec un / o / ("couper à fleur de terre ou même arracher les broussailles", d'après Walther von Wartburg, 'Französisches Etymologisches Wörterbuch', 1922-1967 ; Vol. 3 D-F, page 321).


Le mot est d'abord attesté en moyen français de Haute-Bretagne dans le "Catholicon" (dictionnaire breton-français-latin) de Jehan Lagadeuc (éd. Jehan Calvez, 1499, col. a sous "strop". En breton moderne, le mot "strop" désigne une sorte de faucille, et parfois une sorte de houe (F. Favereau, 'Dictionnaire du breton contemporain', éd. Skol Vreizh, 2000 ; page 710).


Dans le 'Catholicon', le mot est traduite par le latin "falcastrum", on trouve la définition de ce terme au VIIe siècle dans les 'Etymologiae' d'Isidore de Séville (XX, 14, 5) : "Falcastrum... est autem ferramentum curvum cum manubrio longo, ad veprium succidendam." ('Falcastrum'... c'est un outil courbe avec un long manche pour couper par le bas des buissons épineux).



Dans les patois de la Bretagne gallèse, on en trouve diverses prononciations : [étèrp], [étœrp], [étèrp], [étrèp]... Etant un outil essentiel de l'agriculture bretonne, il était assez logique qu'il soit attesté très tôt en Bretagne. Le moyen-français "estreper" (forme savante moderne : "extirper") est issu du latin "exstirpare", infinitif du verbe "exstirpo" (déraciner, essoucher), mot formé du préfixe "ex-"(marquant la séparation) et de "stirps" (racine, souche).


Le 'Catholicon' est évidement un document extrêmement important dans l'histoire de la langue bretonne, mais comme c'est un dictionnaire breton il a longtemps été ignoré, ou au moins sous-estimé, dans l'étude du moyen-français ! Mais ça change, voir : Jean-Pierre Chauveau, "Sur le français du Catholicon de Jehan Lagadeuc" (in 'Etudes Celtiques', vol. 29, 1992 ; Actes du IXe congrès international d'études celtiques. Paris, 7-12 juillet 1991. Deuxième partie : Linguistique, littératures ; page 121-136).


- 2. Description et fonction de l'étrèpe.


L'étrèpe est maintenant un outil presque inconnu des Bretons, c'était pourtant l'outil emblématique qui servait autrefois à couper la lande et à prélever des mottes. L'ancien système agraire, d'avant la révolution agricole du XIXe siècle, était basé sur le transfert de fertilité des landes ('terres froides', outfield, saltus) vers les terres cultivées ('terres chaudes', infield, ager). Faute d'engrais extérieurs (intrants) issus de l'industrie et du commerce, la seule et unique solution était de disposer de surfaces importantes en landes (pour le pâturage et la production de fumier et d'engrais végétaux). On peut encore voir des étrèpes chez des anciens, j'en ai vu dans le Pays de Guérande en faisant du collectage auprès des anciens et dans le Pays vannetais.


Ecobuage selon Olivier Perrin, publié en 1844.


Cet outil était "utilisée pour défricher, pour couper des racines, détacher des mottes" (P. Trépos, ibid), il présente une importante diversité de forme selon les régions, mais le principe est le même, c'est une houe large et tranchante. Il y en a des arrondis, triangulaires, en forme de demi-lune, carrés ou rectangulaires... C'était le forgeron local qui façonnait l'outil en donnant à la plaque brute les caractéristiques propres à la région : forme, largeur du tranchant, angle... (P. Trépos, ibid). L'étrèpe servait à couper la "tonn" (couche superficielle du sol des landes, comprenant l'humus, la terre et les racines) pour en faire des mottes qui étaient mises à sécher (écobuage, litière). J'ai entendu le mot breton "tonn" à Limarzel en Assérac (44) près de Pénestin (56) par un ancien que j'ai beaucoup interrogé (voisin d'un trisaïeul 1843-1942) qui connaissait énormément de choses sur la vie rurale d'autrefois. L'outil servait aussi à faucher la lande à raz pour produire la litière des étables, et faire ainsi l'économie de paille, mon voisin actuel (Theix-Noyalo) qui a étrépé dans les landes dans sa jeunesse pour cet usage a conservé l'outil et l'utilise maintenant au potager.


Le botaniste Augustin Pyrame de Candolle parle de l'étrèpe et de son usage dans les 'Mémoires d'agriculture, d'économie rurale et domestique' publiés par la Société royale d'agriculture de Paris (éd. Veuve Bouchard-Huzard, 1807 ; pages 282-283) :





- 3. Les deux noms de l'étrèpe entendus dans le Pays de Guérande.


Faute de ressources suffisantes en bois, les Briérons et les populations des alentours se chauffaient avec de la tourbe, l'extraction de la tourbe a d'ailleurs fait l'objet d'un trafic important dans les marais de Brière, et les mottes de tourbes étaient même acheminées jusqu'au port de Nantes pour y être vendues. L'un des outils servant au "tourbage" s'appelle une "marr[e]", le mot est bien connu, c'est un mot que l'on retrouve en gallo-roman et en breton (d'où la transcription "marr[e]"). Je l'ai entendu par plusieurs informateurs, dont un qui n'était pas briérons (il était de Piriac sur la côte). Comme je l'ai entendu dans une zone qui a été bretonnante, il n'est pas évident de savoir si c'est un mot qui vient du breton ou du gallo, on utilise encore dans le Pays de Guérande quelques mots qui viennent du breton. Il s'agit bien d'une sorte d'étrèpe qui sert à couper horizontalement et par dessous les mottes de tourbe.


Le nom de l'étrèpe dans gallo nantais voisin est "vouge". J'ai entendu le mot "vouge" à Camoël dans la partie morbihannaise du Pays de Guérande, ça m'a étonné car cette région était encore bretonnante dans la première moitié du XIXe siècle (d'après l'enquête de Ch. Coquebert de Montbret), mais j'ai appris ensuite que la famille de mon informateur était originaire du Pays Mitau (petit terroir du nord-ouest du Pays nantais entre Brière et Vilaine). J'ai aussi entendu ce mot en Brière guérandaise (limite Guérande / Saint-Lyphard), cet autre informateur m'a montré sa "marr(e)" à tourber en la nommant, et, dans la même phrase, il m'a aussi donné le mot "vouge" qu'il utilisait comme synonyme, sur le coup j'ai pensé qu'il me donnait l'équivalent gallo du mot breton.


Ces deux mots ont d'autres synonymes, en breton et en gallo. En breton, on trouve les emprunts "strep" (et sa variante "strop") et "trañch"... (voir : 'Enquêtes sur le vocabulaire de la ferme', de Pierre Trépos, éd. Brud nevez - Emgleo Breiz, 1999 ; pages 20-22). En gallo, on trouve "dosse", "écobue" et "étrèpe"... On peut s'y perdre dans le vocabulaire, d'autant plus que cette diversité s'exprime aussi par l'ajout d'un adjectif qualificatif : "marr vras" (grande "marr"), "marr vihan" (petite "marr"), "marr ledan" ("marr" large)... On peut préciser pour le breton "marr", que la partie qui sert à emmancher s'appelle "lagad" (œil), le coin enfoncé dans le manche pour le maintenir se nomme "genn, la nervure centrale "ervenn" (sillon) et la partie coupante "dremm" (regard).


Etant du Pays de Guérande, je ne suis pas concerné par le gallo, personne n'a jamais parlé gallo dans ma famille, les dialectes gallo-romans ne m'intéressent que pour leur vocabulaire d'origine celtique, et c'est le cas du mot "vouge". Dans cette zone du sud du Pays de Guérande où j'ai entendu le mot, on se trouve à proximité immédiate de l'ancienne limite linguistique entre breton et gallo, rien d'étonnant à ce que le gallo nantais voisins (ou du français mâtiné plus ou moins de gallo) aient gagné toute cette zone frontalière lors du recul de la langue bretonne (à partir de la fin XVIIe siècle).


Il est assez étrange de constater que le mot gallo vient du celtique alors que le mot breton vient lui du latin.


- 4. La VOUGE (gallo) :


Le terme gallo-roman "VOUGE" est en effet issu d'un celtique "*uidibion" (houe), attesté sous une forme latinisé (voir infra). C'est un mot intéressant car l'analyse repose sur une double comparaison (Pierre-Yves Lambert, 'La langue gauloise', éd. Errance, 1994 ; page 200), sur la forme celtique ancienne et sur ses descendants directs dans les langues celtiques modernes.


On retrouve le terme dans le vieil-irlandais "fidba" qui glose le latin "sarculum" (houe, sarcloir) et "falcastrum" (sorte de faux, serpe, d'après l' 'electronic Dictionary of the Irish Language - eDIL', voir : http://www.dil.ie/search?q=fidba&search_in=headword.).


La première glose se trouve dans des gloses bibliques ('Glossae diuinae Historiae' attribuées à Jean Scot Erigène [800-878], BN Lat. 3088 (frag. 10), Fol. 113r / Pierre-Yves Lambert, "Les gloses bibliques de Jean Scot : l’élément vieil-irlandais", in : 'Etudes Celtiques', vol. 22, 1985. page 211 et 216) :

Voir la ligne 11 du folio : "sarculum .i. sidbe .i. ferum unde uinea inciditur", ce qui signifie :

"latin "sarculum" = houe / ".i." : abréviation latine de "id est" = « c’est-à-dire » (c.-à-d.). / vieil-irlandais "sidbe", erreur copiste à corriger en "fidbe" / ".i." : c.-à-d. / [outil en] fer pour émonder la vigne".


Le seconde glose irlandaise se trouve dans le ‘Leabhar riocaird uíi challannáin’ (Trinity College Library, MS 1315 ; Fol. 74, col. b / voir Whitley Stokes, 'Irish glosses. A mediaeval tract on Latin declension with examples explained in Irish. To which are added the Lorica of Gildas, with the gloss thereon, and a selection of glosses from the Book of Armagh', éd. Irish Archaeological and Celtic Society, 1860 ; page 24, n° 797, et page 97). C'est la même traduction latine que pour le moyen-breton "strop" (voir supra).

On trouve "hoc falcastrum. fidba" à la deuxième colonne de la copie d'écran ligne 14.


On trouve le mot dans le vieux-gallois "uiidimm", attesté dans le 'Codex Oxoniensis Posterior' (Bodleian Library MS. Bodl. 572, Fol. 42v, ligne 21 / voir Alexander Falileyev, 'Etymological Glossary of Old Welsh', éd. Max Niemeyer, 2000 ; page 153), le moyen-gallois "guedyf" puis le gallois moderne "gwddyf" > "gwddi" (serpe).

Entre les lignes 5 et 6 de la copie d'écran.

En vieux-breton on trouve les formes "guedom" (où "m" note un / b / lénifié) et "guodob", la graphie la plus conforme à l'étymologie aurait été "*guidob" ou "*guedob" (Léon Fleuriot, 'Dictionnaire du vieux-breton', éd. Prepcorp, 1985 ; page185b), puisque le celtique "*uidu-" (arbres, collectif) a donné le vieux-breton "guid" (arbres), le moyen-breton "guez", puis le breton moderne "gwe(z)" (arbres). Ci-dessous la forme "guedom" (Médiathèque d'Orléans, MS 0221 Fol. 207, en marge en haut à droite) :


Ces formes attestées font bien référence à un outil bien tranchant. La forme "guedom" est très intéressante puisqu'elle glose la forme latinisée "bibubio" (pour "uidubio") du celtique "uidubion" dans : "si quis... cum budubio... interfectus fuerit" (si quelqu'un est tué avec un "uidubio"). La forme "guodob" est issu du terme latinisé "guodobia" dans la 'Vie de Saint Léri' (BN ms 22321, Fol. 609) et : "collum eius de guodobia acuta praeciderunt" (ils lui ont coupé le cou avec une "guodobia" aiguisée). La "vouge" était aussi une arme composée d'une large lame à un seul tranchant montée sur une hampe longue (C.N.R.T.L.).


Le celtique "*uidubion" (houe, serpe) signifie littéralement "coupe-bois" (Xavier Delamarre, 'Dictionnaire de la langue gauloise', éd. Errance, 2003 ; page 320), il est composé d'un premier élément "uidu-" (arbres, bois) qui a donné le vieil-irlandais "fid" (arbres, bois), le gallois "gwŷdd (arbres) et le breton "gwe(z)" (arbres), et dont la racine indo-européenne a aussi donné l'anglais "wood" (bois). Le second élément "*bio-" (qui coupe) est un dérivé (en "-io-") de la racine indo-européenne "bhī-" (frapper, couper). Ce terme est construit de la même façon que le mot reconstruit "*uolto-bio-" (coupe-cheveux / poiles) qui a donné le gallois "gwellaif" (forces, ciseaux), le moyen-breton "guelteff" (forces, ciseaux), le breton KLT "gwelte" (cisailles) et breton vannetais "guiltan" (grand ciseaux).


Vieilles forces à tondre la laine :



- 5. La MARR (breton) :


Jehan Lagadeuc donne dans son 'Catholicon' (éd. Jehan Calvez, 1499, col. a) le mot moyen-breton "marr" avec le sens de "houe" ("hoe") avec "quoy on houe les vingnes".

C'est bien le sens que l'on trouve en français (C.N.R.T.L.) où la "marre" est une "houe de vigneron, large et recourbée", le verbe "marrer" signifie "labourer la vigne avec la marre", et le nom "marrage" désigne la "façon donnée à la vigne avec la marre" (Walther von Wartburg, 'Französisches etymologisches Wörterbuch : eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes' [FEW], 1922-1967 ; Vol. 6/1 : Mabille-Mephitis, page 375-377). Il n'y a donc rien d'étonnant à trouver le mot dans une région viticole comme le Pays de Guérande.


Mais c'est surtout en Brière que ce mot est encore bien connu des anciens, c'est en effet le nom d'un outil qui servait à l'extraction de la tourbe, il appartient à la famille des nombreuses variantes de l'étrèpe. La "marr(e)" de Brière "sert à retirer la couche végétale qui recouvre la tourbe. Elle sert aussi à trancher la tourbe dans le sens horizontal" (Sylvie Postel-Vinay, chapitre "Le tourbage", in 'Briérons naguère...' d'Augustin Vince, 1981, rééd. Coop Breizh, 2006 ; page 35). Tout comme la "marr" lors des "marradeg" (écobuage) de la Basse-Bretagne, la "marr(e)" de Brière servait donc à faire des mottes qui étaient ensuite mises à sécher. Dans l'écobuage, les mottes de landes sont mises à bruler pour produire de l'engrais ; dans les régions pauvres en bois, les mottes de tourbe servent à se chauffer.


Le mot est aussi attesté avec ce sens et pour la Brière dans l'un des premier travaux sur le gallo, Louis Bizeul (1785-1861) a fait du collectage entre 1830 et 1850 dans l'ouest du Pays nantais, son manuscrit a été publié tardivement par Patrice Brasseur ('Dictionnaire patois du canton de Blain', éd. Université de Nantes, 1988). L. Bizeul dit que c'est un "instrument de fer en forme de houe, avec lequel on coupe la tourbe", c'est donc un mot spécifiquement briérons et non pas connu dans tout l'ouest du Pays nantais.


Un scoliaste (commentateur) de Juvénal (poète satirique latin, fin Ie-début IIe siècle) explique : "Uomer marrae et sarcula instrumenta sunt rusticorum. marrae autem bidubia uulgo dicuntur" (Ludwig Schopen, ‘Unedirte Schlien zu Juvenal’s III. Satire’, éd. Carl Georgi, 1847 ; page 23), ce qui signifie : "Le soc d'araire, les houes et les sarcloirs sont les outils des paysans, mais les "marres" sont communément appelées "uidubia".


Le mot latin "marra" désigne une sorte de houe (< 'Gaffiot'), ce mot est apparenté au grec "μάρρον" qui désignerait une "bêche de fer" (Henry G. Liddell et Robert Scott, ‘A Greek-English Lexicon’, éd. The Clarendon Press, 1940 ; Vol. II, page 1081b, rien dans le 'Bailly'). L'apparition tardive du mot en latin et l'incapacité des lexicographes à trouver des exemples de son utilisation dans la littérature grecque indiquent une origine étrangère, c'est en fait un emprunt à une langue sémitique (Godfrey Rolles Driver, "On the Etymology of Marra, ‘Hoe,’ in Latin", in The Classical Review, 36 (7-8), 1922, pages 166-167).


En en arabe classique (sémitique méridional), on trouve "مَرّ" prononcé [marr] pour "bêche"

et "pioche" (Francis Johnson, 'A Dictionary, Persian, Arabic, and English", éd. W. H. Allen and Co, 1852 ; 1154c), étant donné l'imprécision on retient que le mot désigne un outil aratoire à bras. En sémitique occidental (famille du syriaque, de l'araméen, de l'hébreu, du phénicien...), on trouve le syriaque "ܡܲܪܵܐ" prononcé ['mara:] pour cet outil.


Mais le mot remonte à une antiquité plus lointaine encore, en sémitique oriental on trouve le terme "marru" (‘The Assyrian Dictionary’, éd. The Oriental Institute, Chicago, USA, 1977 ; Vol. 10 : M part I, ; page 287) pour la "bêche", ou la "houe" (selon G. R. Driver, ibid). Le 'Code de Hammurabi' est un texte juridique de la Mésopotamie antique, en écriture cunéiforme, et daté d'environ 1750 av. J.-C. ; concernant l’agriculture on y trouve des articles sur les conditions de mise en fermage des champs, le § 44 est intéressant puisqu'il parle de défrichement de terres incultes (Jean-Vincent Scheil, 'La loi de Hammourabi', éd. E. Leroux, 1904 ; page 11). On y trouve la forme conjuguée du verbe "marāru" (‘The Assyrian Dictionary’, ibid ; page 268) qui signifie "défricher un champ pour le cultiver" et qui dérive du nom de l'outil.


Étant donné l'influence qu'ont eu les Phéniciens en Méditerranéen, il n'y a rien d'étonnant à un emprunt. On peut émettre l'hypothèse d'une origine carthaginoise, le traité d’agronomie du carthaginois Magon a été écrit en langue punique, c’est-à-dire dans la variété carthaginoise du phénicien. Cette encyclopédie (en 28 tomes), véritable Bible agronomique, a eu une influence considérable sur les agronomes romains, elle a été pour eux l’une des sources les plus importantes sur le sujet. Le Sénat romain, après avoir détruit implacablement Carthage en 146 av. J.-C., n’a eu rien de plus pressé que de faire traduire en latin les vingt-huit livres du plus célèbre agronome de l’époque, traduction latine suivie plus tard de traductions grecques (Jacques Heurgon, « L’agronome carthaginois Magon et ses traducteurs en latin et en grec », in ‘Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres’, 120ᵉ année, N. 3, 1976 ; pages 441-456). Nous ne connaissons maintenant l’œuvre de Magon que par des fragments dispersés dans d’autres traités classiques ; dès le début de son ‘De re rustica’ (Livre I, 1), Columelle disait de Magon qu’il était le « père de l’agronomie » (« rusticationis parentem ») et l’agronome qu’il « vénérait le plus » (« maxime veneremur »).

L'emprunt breton au latin peut se justifier par un emploi plus spécialisé du mot latin, alors que le celtique "uidubion" avait un sens plus général (coupe-bois), ainsi que par le prestige du latin à partir de la conquête, durant l'Antiquité et au Moyen-Âge.


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