top of page
  • Photo du rédacteurJosso

LA LANDE ET LA TOPONYMIE.

« Lann » (lande) est un terme très fréquent en toponymie bretonne (1), comme par exemple les : « Lannic » (lannig), Lanvihen (lann vihan), « Mes er lan » (maez ar lann), « Pen en lan » (penn ar lann), « Poulan » (poull lann), « Lannec » (lanneg), « Laneguy bras » (lannegi bras)… du Pays de Guérande (2).

Il faut dire que la « Bretagne est un des pays de l’Europe qui réunit le plus de terres vagues, couvertes de bruyères et landes » (3), Émile Souvestre disait : « Le voyageur qui traverse les grandes routes parcourt souvent plusieurs lieues sans apercevoir un seul toit ni un seul sillon. Son regard a beau se promener autour de lui, il ne découvre que des bruyères… Il croit que tout est désert et inhabité ; mais il ne sait pas qu’au revers de toutes ces landes se trouvent des fermes et des champs cultivés » (4). L’étranger de passage en Bretagne était étonné de l’immensité des landes, c’était le cas par exemple de l’agronome anglais Arthur Young qui a écrit : « des friches – des friches – des friches… Des landes – des landes – et encore des landes… La proportion de terrains en friche, en Bretagne n’est pas bien déterminée ; On m’a assuré… que les deux cinquièmes de l’ensemble de la province sont en friche » (5). D’après le « Corps d’observations de la Société d’agriculture » de Bretagne (6), « les deux tiers de la Bretagne sont incultes » (7) au XVIIIe siècle. La proportion des terres en landes (2/5 à 2/3) était variable selon les régions, c’était le premier indicateur de la richesse des terres et des hommes.

Le breton « lann » correspond au vieil-irlandais « lann » (terrain, terre) et vient du celtique « *landā » (lande, terre non cultivée, pâtis) (8), qui est issu d’un indo-européen « *ln̥dʰ-eh₂ » > « *ln̥dʰā » (terre non cultivée), ayant aussi donné un slave « *lęda » (landes) comme le tchèque « lada » (terre inculte, landes) (9). Les landes dont on va parler ici ne sont pas les formations naturelles spontanées et stables que l’on rencontre sur le littoral breton, mais des espaces agricoles qui ont commencé à apparaître à partir du Néolithique suite aux défrichements des forêts. La recherche archéologique a remis en cause l’image d’une « Gaule chevelue » couverte de forêt, les analyses de pollens révèlent en effet la présence d’espaces largement déforestés à la fin de l’Âge du Fer (10). On comprend facilement que l’outillage en fer ait permis des progrès considérables dans l’agriculture. On peut dire que les derniers défrichements datent de l’Âge du Fer, la campagne est alors un milieu entièrement colonisé par l’homme, avec une séparation nette entre les champs cultivés, les pâturages et les bois (eux aussi indispensables), la majeure partie du territoire est donc exploité et entretenu (11).

Les agronomes latins distinguaient l’« ager » (l’espace cultivé) du « saltus », c’est-à-dire un espace communautaire comprenant des formations herbacées et buissonnantes (12) servant avant tout de parcours pastoral (13). Le « saltus » était un espace exploité par l’homme et qui jouait un rôle essentiel dans la reproduction de la fertilité de l’« ager » (14), l’ancien système agraire était en effet basé sur le transfert de fertilité du « saltus » vers l’« ager » (15). L’antique opposition entre « saltus » et « ager » est plutôt une complémentarité et une nécessité, le système est basé sur l’association de la culture des céréales et de l’élevage pastoral. Le bétail joue un rôle essentiel, outre le labour et le transport, il assure le transfert de fumiers vers l’« ager » (infield) depuis les pâturages du « saltus » (outfield) situé à sa périphérie (16).

Ce système agraire n’était pas spécifique au monde méditerranéen, il a constitué une étape importante dans l’histoire de l’agriculture européenne (17). Le nom celtique du « saltus » était certainement « *landā », on trouve d’ailleurs la forme dérivée « lanherch » en vieux-cornique (18) qui est rendu par le latin « saltus » (19). Les immenses landes de Bretagne faisaient partie intégrante des usages agricoles et d’élevage extensifs dans le système agraire traditionnel (20). Comme elles assuraient la fertilisation des terres arables, elles ont perduré jusqu’à la Révolution agricole du XIXe siècle (21). Ces landes n’étaient pas des milieux naturels stables, le pâturage, la fauche et l’écobuage permettaient de contrôler l’enfrichement et l’évolution vers des états préforestiers. L’extension des landes aux dépens de la forêt (« silva » des Romains) résulte d’un usage anthropique depuis le Néolitique (22). La terre cultivée était qualifiée de « terre chaude » (c’est-à-dire fertile), « c’est, en Bretagne, la terre qui est fumée, par opposition à la terre froide » (23). La « terre froide », dite « douar yen » en breton (24), est donc une terre en lande, dite aussi « douar lann » ou « lann » (25).

Les terres acides du Massif armoricain ont favorisé la végétation des landes (26). Elles sont composées essentiellement d’ajoncs, de bruyères, et de quelques graminées, ce sont des plantes de taille réduite, au feuillage persistant et peu développé, et peu exigeantes en nutriments. L’ajonc est une plante pionnière, une légumineuse qui s’associe à des bactéries regroupées en amas sur ses racines, ces bactéries capturent l’azote de l’air et le transforment en nitrates assimilables par l’ajonc. Ses épines lui assurent une bonne défense, mais les animaux domestiques qui s’y sont adaptés en raffolent, c’est une plante rustique et très nourrissante qui était cultivée en Bretagne comme plante fourragère. La prépondérance de l’ajonc dans les landes bretonnes explique pourquoi le mot « lann » a supplanté le mot « ethin », l’ancien nom de l’ajonc en vieux-breton (27), c’est un sens secondaire.

Le sens premier du mot « lann » était bien « lande / saltus / outfield », c’était déjà le sens du celtique « *landā ». Ce sens convient mal pour expliquer les toponymes en « Lan- », comme Landévennec, Lanildut, Landrévarzec, Lanhouarneau, Landerneau, Landivisiau, Lanmodez… Le glissement sémantique de « lande / saltus » à « lieu sacré » est tout à fait improbable, il y a certainement eu confusion avec un autre terme.

______________________ Notes :

  • 1 DESHAYES Albert, Dictionnaire des noms de lieux bretons, éd. Le Chasse-Marée / Ar Men, 1999 ; page 121.

  • 2 LUÇON Bertrand, Noms de lieux bretons du Pays Nantais, éd. Yoran embanner, 2017 ; pages 226-229.

  • 3 MAGOUET Théodore, Le bon agriculteur suisse, éd. Impr. de S. Delisle, 1842 ; 1er volume, page 136. Le guérandais Théodore Magouet est aussi l’auteur d’un Traité de la vigne (éd. à Guérande par l’auteur, 1849).

  • 4 SOUVESTRE Émile, Les derniers Bretons, éd. Charpentier, 1836 ; Tome IV, pages 266-267.

  • 5 YOUNG Arthur, Travels during the years 1787, 1788, & 1789 ; undertaken more particularly with a view of ascertaining the cultivation, wealth, resources, and national properity of the kingdom of France, éd. W. Richardson, 1792 ; Vol. I, page 86, 88 et 447 : « (page 86) : « waftes – waftes – waftes… (page 88) Pafs landes – landes – landes… (page 447) The proportion of waftes, in Bretagne, is not well afcertained ; I was affured… that two-fifths of the whole province are uncultivated ».

  • 6 C’est en Bretagne, en 1757, qu’a été établie, par les États de Bretagne, la première ‘Société d’agriculture’ du Royaume, à l’exemple de l’Irlande ; Jean-Gabriel Montaudoin de la Touche, important négociant et armateur de Nantes, en fut l'initiateur en 1756.

  • 7 Corps d’observations de la Société d’agriculture, éd. chez Jacques Vatar, 1760 ; Vol. I, page V : « Des personnes accoutumées à observer & à calculer d’après leurs observations, prétendent que les deux tiers de la Bretagne sont Incultes. ».

  • 8 DELAMARRE Xavier, Dictionnaire de la langue galloise, éd. Errance, 2003 ; page 196. + MATASOVIĆ Ranko, Etymological Dictionary of Proto-Celtic, éd. Brill, 2009 ; page 232.

  • 9 FASTER Gaspard, Dictionnaire tchèque-français et français-tchèque, éd. Fr. A. Urbanek, 1879 ; page 99.

  • 10 FERDIÈRE Alain, MALRAIN François, MATTERNE Véronique, MÉNIEL Patrice et NISSEN JAUBERT Anne, Histoire de l’agriculture en Gaule, 500 av. J.-C. – 1000 apr. J.-C., éd. Errance 2006 ; page 12-13.

  • 11 BUCHSENSCHUTZ Olivier, Les Celtes de l’Âge du fer dans la moitié nord de la France, éd. La maison des roches, 2004 ; page 17. Les défrichements « qui interviennent plus tard dans l’histoire ne sont la plupart du temps que des reconquête sur des zones momentanément abandonnées » (ibid).

  • 12 Donc à l’exclusion de la forêt (« silva »), utilisée pour ses ressources en bois.

  • 13 LACHIVER Marcel, Dictionnaire du monde rural, éd. Fayard, 1997 ; page 1502 sous « saltus ».

  • 14 POUX Xavier, NARCY Jean-Baptiste et RAMAIN Blandine, « Le saltus : un concept historique pour mieux penser aujourd’hui les relations entre agriculture et biodiversité », in Courrier de l’environnement de l’INRA, n° 57, juillet 2009 ; page 25-26.

  • 15 VANDERPOOTEN Michel, 3000 ans de révolution agricole – Techniques et pratiques agricoles de l’Antiquité à la fin du XIXe siècle, éd. éd. L’Harmattan, 2012 ; chapitre « Les transferts de fertilité », pages 263-274.

  • 16 Le bétail pâture dans la journée dans les pâturages du « saltus » et passe la nuit à l’étable, le « fumier d’étable » est composé des déjections animales nocturnes et de litière prélevé également dans le « saltus ». Il y avait aussi le « fumier de rue », composé de végétaux prélevés dans le « saltus » mis à décomposer par le piétinement dans les cours et les chemins.

  • 17 MAZOYER Marcel et ROUDART Laurence, Histoire des agricultures du monde, éd. du Seuil, 1998.

  • 18 Correspondant au gallois « lannerch » (clairière, pâturage).

  • 19 Vocabularium Cornicum, XIIe siècle.

  • 20 CLÉMENT Bernard, « Déterminismes des landes », in La lande – Un paysage au gré des hommes, actes du colloque international de Châteaulin du 15-17 février 2007, éd. Parc naturel régional d’Armorique / Centre de Recherche Bretonne et Celtique, 2008 ; page 22.

  • 21 Pour que l’on puisse mettre les landes en culture, il a fallu attendre la production d’engrais industriels (comme le « noir animal », résidu de l’industrie sucrière à Nantes), des moyens de transport (routes, lignes de chemin de fer, canaux), un outillage plus perfectionné, sans oublier les capitaux !

  • 22 CLÉMENT B., ibid.

  • 23 Nouveau cours complet d’agriculture théorique et pratique, ou Dictionnaire raisonné et universel d’agriculture, éd. Deterville, 1823 ; Tome XV, page 347.

  • 24 GUILLOM Joachim, Livr el labourer, éd. De Lamarzelle, 1849 ; vers 59 : « doar iein ».

  • 25 TRÉPOS Pierre, Enquête sur le vocabulaire de la ferme, éd. Brud nevez, 1999 ; page 7.

  • 26 L’acidité entraîne une libération d’ions d’aluminium toxiques pour la majorité des plantes (inhibition de la croissance des racines). Les ions d’aluminium fixent aussi le phosphore (sous forme de phosphate d’alumine), ce qui empêche sa migration dans la plante, or le phosphore est un composant essentiel de la matière organique, il entre notamment dans la composition de l’ADN. Les bruyères sont adaptées à cette contrainte grâce à leur association à des champignons, cette association symbiotique (mycorhize) leur assure une meilleure efficacité dans la capture du phosphore.

  • 27 Le mot « ethin » est attesté dans un manuscrit de la seconde moitié du IXe siècle contenant des œuvres de Virgile (FLEURIOT Léon, Dictionnaire du vieux-breton, éd. Prepcorp, 1985 ; page 168), où il glose le latin « rusco » (fragon : un arbrisseau épineux), tout comme le vieil-irlandais « aittiun ». Le vieux-breton « ethin » correspond au gallois « eithin » (ajonc) et est issu du celtique « *actīnā » (qui a aussi donné « édin / hédin » dans les patois gallo-romans du Cotentin et du Bas-Maine), le mot est formé sur une racine indo-européenne « *ak- » (pointe, piquant). Le mot « ethin » est conservé dans le toponyme « Plouhinec » en Pays Vannetais, avec des formes anciennes « Plebs Ithinuc / Ploihinoc », où le mot dérivé « *ethinoc » correspond au gallois « eithinog » (lieu abondant en ajoncs)



Photographies de la "Savane celtique".

D'après l'expression de Paul Vrignault, dans le premier poème de son recueil ('Landes fleuries : poésies', 1852-1857, éd. Poulet-Malassis et de Broise, 1858, page 3), parle de « celtique savane » au sujet des landes de Bretagne.


Landes d'Ecosse. Landes de Bretagne.



« Les pieds dans la bruyère de sa lande sauvage, tourné vers cette mer qu'il aime d'un invincible amour, il aspire avec force la brise qui lui fouette le visage, et avec cette brise vivifiante il aspire aussi, de toutes les forces de son âme, la passion indomptable de la liberté. »

Félix Frank, "Le génie de la Bretagne", Revue des cours littéraires,

(n° 50, éd. par G. Baillière, 10 novembre 1866).


"Les ajoncs éclatants, parure du granit,

Dorent l'âpre sommet que le couchant allume ;

Au loin, brillante encor par sa barre d'écume,

La mer sans fin commence où la terre finit."

« Soleil couchant » de José-Maria de Heredia ("Les trophées, dans La mer de Bretagne", éd. Alphonse Lemerre, 1893 ; page 140).


"..., enfant de la Bretagne, les landes me plaisent, leur fleur d’indigence est la seule qui ne se soit pas fanée à ma boutonnière.",

Chateaubriand, "Vie de Rancé",(éd. H.L. Delloye & Garnier, 1844).

"Puis, pendant des heures entières, la lande de bruyères et d’ajoncs. Les ajoncs amassent en bourrelets leurs fouillis épineux, âpres à l’œil. Les bruyères étalent à l’infini leur tapis résistant, bariolé de violet et de rouge."

Hippolyte Taine, "Carnets de voyage", (éd. Librairie Hachette et Cie, 1897)


« La Bretagne prodiguait alors ses séductions pauvres, ses fleurs humiliées : les genêts, les ajoncs, les bruyères croissaient en foule sur les landes... »

Julien Gracq, "Au château d'Argol" (éd. José Corti, 1938 ; page 39).


"In all the lonely landscape round

I see no light and hear no sound,

Except the wind that far away

Come sighing o'er the healthy sea."

1837, Emily Jane Brontë, "The sun has set".


"Lann, te zou bet,

Lann, te zou,

Lann, te 'vou."


"P'ém groezou en henteù,

Pe vou digouret er lanneù,

E achiùou er bedeù."


11 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
Post: Blog2_Post
bottom of page