1 – « Binioù » (Bretagne bretonnante) / « vèze » (Haute-Bretagne) / « veuze » (Marais breton).
Le « binioù bihan » et la « veuze » bretonne ont le même ancêtre commun, nommé traditionnellement VÈZE (et non "veuze" !). Le terme « vèze » est la traduction française du breton « binioù » dans les dictionnaires anciens, ces mots désignaient le même instrument – une cornemuse rustique – jusqu’au XVIIIe siècle.
Dans le « Dictionnaire françois-celtique ou françois-breton » de Grégoire de Rostrenen (éd. Julien Vatar, 1732) on peut lire (page 489a sous « haut-bois ») : « veze, eſpece de cornemuſe, inſtrument champêtre fort commun en Bretagne, & qui eſt compoſé d’un ſac de cuir, d’un portevent, d’un chalumeau à anche, & d’un gros bourdon. Binyou ». Dans « Les derniers Bretons » (éd. W. Coquebert, 1843), Émile Souvestre explique (page 18) que : « Le biniou est une sorte de vese ». A la même époque on parlait encore de "vèze de Bretagne" (in "Méthode de musette de bignou dite vèze de Bretagne", par le compositeur Chateaulun, 2ème édition, éd. A. Sauzeau, 1841), et pas de "veuze".
On peut réserver le terme « vèze » (patois gallo-romans d'oil de l'ouest) à l’ancêtre commun du « binioù bihan » et de la « veuze » (la forme « veuze » étant une évolution phonétique plus récente que la forme d’origine « vèze »). La forme « veuze » semble être le nom de l’instrument dans le Marais Breton (comme indiqué sur une carte postale ancienne), à Guérande le mot « vèze / veuze » n’était pas connu, on utilisait autrefois le terme « binioù », le gallo n’étant pas la langue locale originelle puisque l’on parlait traditionnellement breton.
C’est aussi le nom breton qu’on donnait à l’instrument local dans la littérature. Dans le 'Voyage en Bretagne' (1839) de Fortuné du Boisgobey (édition Ouest-France, 2001) on peut lire (page 43) : « Lundi, 5 août… (page 48) Guérande est flanquée de murs et a quatre portes aux quatre points cardinaux : la plus remarquable, celle du sud, était en même temps celle du château… Une promenade plantée de beaux arbres commence là. Le son du bignou m’arrête. C’est la noce : elle s’arrête et danse devant la première tour. Il y a environ 40 à 30 personnes, fort peu de spectateurs, excepté quelques petits mendians… On forme d’abord un grand rond en se tenant par la main. L’aigre bignou donne le signal, l’homme qui en joue a une excellente tête de Breton. Il suit les danseurs dans leurs évolutions – on tourne en s’avançant les uns contre les autres et en reculant… Le pas consiste presque uniquement en des changements de pieds, la figure est peu variée… Je quitte la danse et m’en vais écrire… (page 51) Le soir nous allons voir danser le rebut de la noce, les non soupans qui en attendant le bal ont emmené le bignou dans un cabaret. C’est un tableau. Je marchande le bignou : on me promet de l’envoyer si je le demande. Je prends l’adresse du joueur : il se nomme Jacques Bihan et demeure à Trescalan près Guérande. Il me conte qu’il a appris tout seul à jouer ; à 13 ans il allait par les foires voir ceux qui possédaient l’heureux instrument et c’est comme cela qu’il est arrivé à jouer par imitation. ».
Depuis l’adoption de la cornemuse écossaise en Bretagne, dite « binioù bras » (grande cornemuse), le « binioù » breton a été qualifié de « bihan » (petit) ou de kozh » (vieux). Si on peut effectivement opposer le « binioù bras » au « binioù bihan » par leur taille, l’adjectif « kozh » n’est pas très heureux puisque cette cornemuse n’est pas si ancienne que ça, elle est née au tournant du XVIIIe et XIXe siècle, et puis, « kozh » a aussi une connotation péjorative (vieux = plouc) que ne mérite pas la petite cornemuse bretonne. On pourrait donc réserver en breton la locution « binioù kozh » à l’ancêtre du « binioù bihan », une dénomination qui correspondrait ainsi à l’ancienne « vèze ».
2 – « Limites floues – Frontières vives » (éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2001 / l’ethnologie à l’épreuves des frontières culturelles).
La frontière linguistique est bien sûr la limite principale qui sépare des espaces ethnographiques différents puisqu’il faut d’abord pouvoir communiquer pour partager une culture commune. Mais ce n’est pas l’unique frontière ethnographique, car il y a toujours une zone de transition entre ces espaces, d’autres limites ethnographiques (danses, musique, costume, pratiques agricoles, architecture, toponymie…) forment, comme en dialectologie, tout un faisceau d’isoglosses. Le Pays gallo vannetais, le Pays de Redon, le nord-ouest du Pays Nantais partagent des traits culturels avec la Basse-Bretagne, c’est une ancienne zone mixte tardive (breton / gallo-roman), la toponymie bretonne y est importante.
Pour revenir aux instruments de musique bretons. La « vèze » n’est pas uniquement la cornemuse de la Haute-Bretagne gallèse puisque c’est dans le Pays de Guérande qu’elle a été jouée dans les derniers temps, elle était donc utilisée tout au sud de la Basse-Bretagne de langue bretonne.
De même, l’aire d’extension du couple « binioù / bombarde », telle qu’elle est attestée dans les derniers temps de la société traditionnelle bretonne, traverse la frontière linguistique. Elle ne correspond pas à leur aire d’extension maximum mais au contraire à une zone en régression, cette aire devait être plus importante avant l'introduction de nouvelles modes (danses, musique, instruments). Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la présence occasionnelle de sonneurs de couple soit mentionnée au XIXe siècle dans le Pays de Guérande, qui est comme un prolongement du Pays Vannetais en Loire-Atlantique. On ne peut donc pas prendre pour une limite traditionnelle ce qui n’est qu’une étape du recul, l’orchestre national breton appartient donc à toute la Bretagne, à la Bretagne celtique (même le Léon !) comme à la Bretagne romane.
Il y avait d’ailleurs en Bretagne des sonneurs de couple (cornemuse / hautbois) avant l’apparition du « binioù bihan ». On en trouve la trace jusque dans les Marches de Bretagne dans le Pays de Rennes. Dans 'Les propos rustiques' de Noël du Fail (éd. critique d’Arthur de La Borderie du texte original de 1547 avec les variantes des éditions de 1548, 1549, 1573, chez Alphonse Lemerre, 1878), on peut lire (pages 67) : « Et apres avoir beu magistralement, se meirent haultement en ordre & en chemin ayans le feu en la teste, bien resoluz de faire un bel eschec. Ilz avoyent devant eux pour faire la brauade, Tourgis un joueur de Veze, & le Musnier de Blochet avec son Haultbois, qui faisoyent rage de souffler… (page 72) Les Flameaux (au moins aucuns) vouloyent plus oultre & trop asprement pourfuyure leur fortune : toutesfois des plus saiges dirent, quilz en avoient tout au long de laulne, & quil ne falloit se venger si cruellement. Cela fut trouvé bon, & se retirerent avecques la veze & haultbois, dequoy ilz se esbaudirent rustrement : & vont trouver les femmes ». Le couple « cornemuse / hautbois » est aussi bien attesté ailleurs en Europe jusqu’à la Renaissance. A Guérande, on pouvait se servir du chalumeau de la « veuze / binioù » comme d’une bombarde, d’où la présence de chalumeaux en forme de bombarde.
Du fait de l’arrivée (par l’est) de nouvelles danses, de nouvelles musiques et de nouveaux instruments de musique au cours du XIXe siècle, les cornemuses bretonnes étaient en régression jusqu’au renouveau actuel.
3 – Les 2 zones relictuelles.
La « vèze » s’est maintenu tardivement dans le Pays de Guérande et la Brière, ainsi que dans le Marais breton. Même si l’instrument pouvait avoir des particularités dans le Pays de Guérande (le rapprochant du Pays Vannetais voisin), la plupart des instruments retrouvés présente un type commun, un type nantais.
4 – Précisions sur le Marais breton.
Le Marais breton (son bassin nord) est lié à Nantes, ses habitants vivent dans l’aire d'attraction de cette grande ville et sous son influence, cette région est comme une zone de transition entre Bretagne et Poitou. Cela a des conséquences culturelles, les Maraichins se distinguent du reste de la population vendéenne. Dans l’ 'Annuaire de la Société d’émulation de la Vendée' (58e année, 6e série – Vol. I, 2ème fascicule, éd. Raoul Ivonnet, 1911), on trouve les études philologiques et littéraires de Louis-Théophile Rousseau (originaire de l’est du département) sur « Le patois vendéen », et notamment (pp. 163-177) sur « Le patois du Marais Breton ». On peut y lire (page 163) sur ce marais : « Cette population ne ressemble, en Vendée, à aucune autre. Elle a son costume particulier, des mœurs dont on a beaucoup parlé… (page 167) le maraîchin forme une race très caractérisée, très à part, très différente du vendéen… (page 175) Avant de terminer ce chapitre consacré au Marais, il est (page 176) utile, je crois, pour le compléter, de dire un mot sur les danses maraîchines. Elles ont un caractère particulier, inconnu au reste de la Vendée… Dans la rue des Sables j'entendis le son de la vèse ; je m'arrêtai devant un maraîchin qui jouait de cet instrument, aujourd'hui connu du seul Marais breton ».
Le nom du Marais breton lui vient du fait qu’il est situé au fond de l’ancienne « Baie de Bretagne » et qu’il a été gagné sur cette baie, elle marquait sur la côte la frontière entre Bretagne et Poitou (elle a été renommée « Baie de Bourgneuf »). C'était aussi une manière de différencier ce marais du Marais Poitevin. Le qualificatif « breton » devant leur être insupportable, les notables du conseil général de la Vendée ont renommé le sud de ce marais : « Marais breton vendéen » (un nom qui ne peut donc pas s’appliquer à la partie bretonne du marais). Les deux parties de ce marais ont été longtemps séparées par la presqu’île de Beauvoir-sur-Mer, au nord les Marches de Bretagne avec le bassin salicole de Bourgneuf, au sud le bassin de Challans situé dans le Poitou. Les deux bassins ont été raccordés par les marais gagnés petit à petit sur la mer.
Des communes du bassin nord du marais, maintenant vendéennes, appartenaient avant la révolution aux Marches communes de Bretagne et Poitou. Au moment de la création des départements, les habitants de cette région, qui avaient des relations étroites avec la ville de Nantes, auraient préféré être rattachées au département de la Loire-Atlantique. Dans Recherches économiques et statistiques sur le département de la Loire Inférieure – Annuaire de l’an XI. de Jean-Baptiste Huet de Coetlizan (éd. chez Mme Malassis, an XII de la RF – sept. 1803 / sept. 1804), on peut lire (page 10) : « les habitans de l’île de Bouin et la plus grande partie de l’ancien district de Challans, qui ont des relations habituelles avec Nantes… ont demandé à être réunis à la Loire inférieure. ».
5 – Sur le nom de la « vèze ».
Tout cela conforte l’idée d’une vèze propre à la zone d’influence de la ville de Nantes, hors de cette région nantaise, on ne connaît pas grand-chose des autres cornemuses des régions voisines (Poitou, Anjou, Maine) qui ont toutes disparues beaucoup plus tôt.
Comme l’aire de la vèze nantaise déborde sur la partie vendéenne du Marais breton, c’était une bonne occasion pour la région administrative dite des « pays de la loire » d’inventer une pseudo culture « commune » à cette entité totalement artificielle et sans aucune unité. De zélés adeptes de cette entité administrative surréaliste tentent de s’approprier le patrimoine de la Bretagne méridionale, pour inventer un patrimoine paysdelaloirien qui n’a jamais existé. Dans le site Wiki Anjou – partageons notre territoire (http://www.wiki-anjou.fr/index.php/Vèse ) on peut lire sur le patois angevin pour le mot « vèse » : « le terme veuze… sert aujourd'hui à désigner la cornemuse des Pays de la Loire » !!! Les « pays de la loire » ont aussi renommé notre « Mouton des landes de Bretagne » (retrouvé en Brière) en « mouton des landes de l’ouest », le ridicule ne tue pas.
Pour éviter cela, il serait bien de préciser le nom de l’instrument :
« VÈZE BRETONNE ou VÈZE DE BRETAGNE », car retrouvée en Bretagne, dans la région guérandaise, la Brière et dans la Marais breton.
Ancienne vèze (type nantais) fabriquée par l'un des derniers luthiers connus :
Pierre-Marie Geoffroy de Saint-Nazaire.
Dans cette série de bourdons de vèze on remarque qu'il y avait beaucoup de variété, avec dans le Pays de Guérande des bourdons ressemblant à celui des binious vannetais ("Musique bretonne - Histoire des sonneurs de traditions", éd. Le Chasse-Marée - ArMen, 1996 ; page 350). Le bourdon du bas est celui de la vèze de Jean-Marie Rouaud, le dernier sonneur de vèze, il est mort en 1948 à l'hôpital de Guérande.
Le plus connu des sonneurs de vèze du Pays de Guérande : François-Marie Morenton, dit le Rouge de Bréca. C'est un Briéron guérandais, né en 1863 d'un père serger (tisserand spécialisé dans la "serge", sorte d'étoffe) et d'une fileuse de laine, et décédé en 1943, il était très demandé pour animer les mariages et autres fêtes.
On remarque que le pavillon du haut-bois de sa vèze est similaire à celui d'une bombarde.
Le haut-bois (levriad) en forme de bombarde est aussi attesté dans deux autres vèzes, c'est une originalité des vèzes guérandaises. C'était le cas de la vèze de Jean-Marie Rouaud.
On voit sur cette carte postale un haut-bois de vèze utilisé comme une bombarde.
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