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LE MOT COREFF


COREFF est une marque de bière bretonne, brassée initialement à la Brasserie des Deux Rivières à Morlaix dès 1985, c'est la première micro brasserie de Bretagne. La brasserie a déménagé à Carhaix en 2005, et un deuxième site a ouvert en 2018 dans le Pays Nantais à Vigneux-de-Bretagne, la bien nommée. Mais l'histoire de cette bière commence quelques années plus tôt dans un bar de Morlaix, quatre Bretons et un brasseur écossais.


La bière bretonne est maintenant très diversifiée, avec d'excellentes bières, mais la Coreff ambrée reste ma préférée (style "Ale" britannique à fermentation haute). Autre démarche intéressante, Coreff est aussi membre et un des créateurs de l'association "De la Terre à la Bière" qui regroupe brasseurs et agriculteurs pour promouvoir l'orge bio bretonne.


Le nom est bien choisi puisqu'il signifie "cervoise", l'ancêtre de la bière (avant l'ajout du houblon pour l'arome et comme conservateur). Le nom n'est pas attesté tel quel en breton (avec deux "-ff" comme en moyen-breton), il vient du mot "coref" avec un seul "-f" en moyen-cornique (image ci-dessous). Le cornique est la langue sœur du breton, on peut lire à ce sujet l'étude de Léon Fleuriot : "Breton et cornique à la fin du Moyen-Age" ("Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest", 1969 76-4, pages 705-724). Le mot "coref" est présenté comme étant moyen-breton ("Dictionnaire étymologique du breton" de Albert Deshayes, éd. Le Chasse-Marée, 2003 ; page 415), mais je ne connais pas la source (?).


La cervoise médiévale, qui ne devait pas être aussi bonne que nos bières actuelles, loin de là, a été remplacé par le cidre, bien meilleur et produit directement à la ferme. La tradition brassicole ayant disparu dans la population bretonnante, le mot a été remplacé par l'emprunt "bier".


Le mot "chufere" (autre nom de l'hydromel dans le Trégor) serait un dérivé de l'ancien nom celtique de la cervoise.


Le professeur Léon Fleuriot expliquait ainsi ce mot : "Le mot breton 'chufere' "hydromel" présente une palatalisation anormale hors du Vannetais, de k avant /y/. Peut-être s'agit-il d'un mot gaulois tardif de la famille 'cervesia', 'χουρμι' cervoise, gallois 'cwrw', etc. Un ancien *küref-, métathisé en * küfer-, *k'üfer-, expliquerait assez bien le mot breton" ("Les origines de la Bretagne", éd. Payot, 1982 ; page 62). Pour l'initial, on pourrait aussi y voir une analogie avec le mot "chug" (jus) pour la prononciation [ʃy] de la première syllabe.


Émile Ernault y voyait une évolution du mot "kufr" (cervoise), attesté dans dans le "Barzhaz Breizh", dans l' "Essai sur l'histoire de la langue bretonne" de Théodore Hersart de La Villemarqué, ainsi que dans son édition augmentée du "Dictionnaire Breton-Français de Le Gonidec". Selon É. Ernault, le mot "chufere / *kufere" viendrait de cette forme "kufr", à la manière du breton vannetais "koustelé" (pari) issu d'une forme "*coustl" correspondant au gallois "cywystl" ("Glossaire moyen-breton", 1895, rééd. Slatkine Reprint, 1976).

C'est dans cette 2ème édition du "Barzaz Breiz - Chants populaires de la Bretagne" (1845, rééd. A. Franck, 1846 ; Tome I, page 76) que le mot apparaît pour la première fois, La Villemarqué (Kervarker) y a introduit un nouveau chant (bien connu maintenant par les reprises et son refrain : "Tan ! tan ! dir ! o ! dir !..."), il s'agit de : "Gwin ar C'hallaoued" (Le vin des Français). On y trouve la strophe :


"Gwell eo gwin a lufr

O ! na kufr"

"Mieux vaut du vin qui brille

Oh ! Que cervoise"


C'est un exemple du travail poétique de La Villemarqué sur des chants qu'il a bien collecté (à Coray en 1841 et auprès d'un ivrogne pour ce chant). Le titre du chant collecté n'est pas "Gwin ar C'hallaoued" mais simplement : "Ar rezin" (Le raisin), c'est une chanson à boire et non un antique chant relatant un fait historique (Le roi vannetais Weroc / Waroch dans le vignoble Nantais au début du Moyen-âge). Cette strophe ne figure pas dans les carnets de collectage de La Villemarqué, c'est une petite strophe ajoutée.


Le mot "*kufr" (cervoise) qu'elle contient est intéressant, est-ce un emprunt raté au gallois "cwrf" ? Avec métathèse "-rf /) -fr" pour les besoins de la rime ? De même pour le "-u-" ( = [y]) qui s'explique mal autrement.


On retrouve "kufr" dans l' "Essai sur l'histoire de la langue bretonne" (éd. L. Prud'homme, 1847), première partie de l'édition augmentée par La Villemarqué du "Dictionnaire Breton-Français de Le Gonidec" de 1821. On peut lire (page VII) : " La plupart des dénominations que les peuples n’enpruntent pas, et dont se servaient les premiers habitants des Gaules et de l’île de Bretagne, sont encore en usage parmi leurs descendants d’Irlande, d’Ecosse, de Galles et d’Armorique. Ainsi je retrouve dans la langue de ces derniers… [liste de mots] ‘kurv’, la cervoise… [puis en note] Gallois, ‘kourv’. Bret[on] mod[erne], ‘kufr’ ".


La Villemarqué a introduit le terme dans le dictionnaire lui-même, mais dans l'édition de 1850 chez L. Prud'homme, on peut lire (page 224 b) : "kufr... cervoise, bière forte, boisson fermentée", avec comparaison au mot gallois "cwrf", noté "kourv" dans l'orthographe bretonnisée du mot par l'auteur.


Le gallois "cwrf" est une graphie archaïsante du plus courant "cwrwf", mot dissyllabique, dû à l'insertion d'une voyelle épenthétique que l'étymologie ne justifie pas mais qui permet de faciliter l'élocution (apparu dès le vieux-gallois : "curum"), terme réduit maintenant à "cwrw" (pluriel : "cyrfau"). Ce mot correspond au moyen-cornique "coruf / coref" (aussi avec voyelle épenthétique), que l'on trouve dans "Vocabularium Cornicum" (début XIIe siècle), si ces formes sont bien corniques puisque ce lexique contient aussi des mots bretons et gallois ("The Vocabularium Cornicum: A Cornish vocabulary ?" de Jon Mills, in "Zeitschrift fur celtische Philologie" 60(1) 2013 ; pages 141-150) ; le cornique a aussi la forme réduite "cor" ("Lexicon cornu-britannicum" de Robert Williams, éd. Trubner & Co., 1865 ; page 65b). En vieil-irlandais on trouve la forme "cuirm" (Irish eDIL).


Tous ces mots sont issus du celtique "curmi" ("Dictionnaire de la langue gauloise, Xavier Delamarre, éd. Errance, 2003 ; page 133), mot attesté (entre autres) dans l'inscription gauloise : "nata uimpi - curmi da" (Jolie fille - donne de la cervoise). Le / u / celtique ne pouvant pas donner / y / en breton (ex : "druco-" donne "drouk", "dubron" donne "dour", "sruta" donne "froud", "succos" donne "houc'h", "turcos" donne "tourc'h"...), on attendrait / *kurf / (/-u-/ = "ou") en breton ("Alt-celtischer Sprachschatz", Alfred Holder, éd. Teubner, 1896 ; Tome I, page 1202).


Dans l'Avant-propos de La Villemarqué à sa réédition du dictionnaire de Le Gonidec, on peut lire (page IX) : "Plus nombreuses étaient les lacunes qu’offrait son Dictionnaire breton-français ; mais la tâche de la combler m’a été rendue plus facile, grâce à un supplément manuscrit assez considérable mis, d’après ses dernières volontés, à ma disposition. Ce livre est un répertoire des mots de la langue bretonne, telle qu’elle se révèle dans les auteurs anciens et modernes et telle que la parlent aujourd’hui les paysans armoricains… (page XI) Quant aux sources où j’ai puisé les mots bretons que j’ai ajoutés à l’œuvre de Le Gonidec, quoique je les ai déjà mentionnées dans l’ ‘Essai sur l’histoire de la langue bretonne’, j’indiquerai parmi les principales : [liste de dictionnaires]… (page XII) Enfin, sans pousser plus loin cette nomenclature : Le ‘Barzaz-Breiz’, chants populaires de la Bretagne, recueillis et publiés par l’auteur de cet Avant-propos".


Dans l' "Essai sur l'histoire de la langue bretonne", on peut lire (page VII) : " La plupart des dénominations que les peuples n’empruntent pas, et dont se servaient les premiers habitants des Gaules et de l’île de Bretagne, sont encore en usage parmi leurs descendants d’Irlande, d’Ecosse, de Galles et d’Armorique. Ainsi je retrouve dans la langue de ces derniers… [liste de mots] ‘kurv’, la cervoise… [puis en note] Gallois, ‘kourv’. Bret[on] mod[erne], ‘kufr’ ".


D'après La Villemarqué, on aurait donc deux formes bretonnes : "kurv" et "kufr" avec métathèse, avec un "-u-" difficile à expliquer. On comprend tout en lisant les « notes et éclaircissements » de La Villemarqué dans le "Barzaz Breiz", il explique (page 82) : « J’ai traduit ‘kufr’ par hydromel ; ce mot ne se trouve plus sous cette forme, ni chez les Gallois, ni chez les Bretons : les uns disent ‘kourou’, les autres (en Tréguier) ‘kuféré’. »


Le mot "*kufr" est donc une forme reconstruite, suffisamment plausible pour que le grand linguiste Émile Ernault le cite. Le travail poétique de l'auteur du Barzhaz Breizh n'enlève rien à l'oeuvre, c'est une oeuvre littéraire importante dans l'histoire de notre littérature, une oeuvre de son temps : le Romantisme.


En breton moderne, on trouve des formes reconstruites plus proches du moyen-cornique "coref" : "korev" (F. Favereau) pour la prononciation courante [korεf], et "koreñv" (A. Deshayes) pour mieux rendre l'évolution de l'ancien "-m" en breton. Pour cette dernière forme, c'est appliquer une évolution bretonne à un mot non attesté en breton, mieux vaut la première solution. C'est le nom d'une marque passée dans le langage courant, et bretonnisé dans l'orthographe.


Sinon, on peut tenter de reconstruire le mot en breton à partir de la forme celtique "curm-i". On a deux difficultés. Le passage d'un / u / celtique à un / o / est plutôt une évolution cornique (Kenneth Jackson, 'A historical phonology of breton', éd. The Dublin Institute for Advanced Studies, 1986 ; page 125, § 197), et les hésitations en vieux-breton indiquent que la notation "o" valait à cette époque pour un [o] fermé proche de / u /. Le / u / brittonique a été retranscrit "ou" à partir du moyen-breton, mais il reste quelques variantes, comme le celtique "durn(-os)" donnant "dourn" ou "dorn" en breton. De même, faute de connaitre la forme bretonne médiévale, et sans voyelle épenthétique attestée, il n'est pas évident de proposer une forme bretonne moderne. Par prudence, il vaudrait mieux rester proche de la forme étymologique "curm-i", pourquoi pas : "Kourv" (réf. : gallois "cwrf") ? Prononcé ['ku:ro], [kurw] et [kurv-f] en breton K.L.T., et [kurɥ] en breton vannetais (sur le modèle de "barv").


Christophe M. JOSSO

© Tous droits réservés - 2021



- "Vocabularium Cornicum", British Library, MS Cotton Vespasian A xiv Fol. 10r. "coruf" : fin de la ligne 6 / "coref" : milieu de la ligne 7.



- 2ème carnet de collectage de Kervaker (page 76).

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