Curieux des traditions locales et passionné par le patrimoine rural, j'ai eu l'occasion d'interroger (enquêtes ethnographiques) dans les années 1990 et 2000 diverses personnes âgées en Brière (Loire-Atlantique) sur l'ancienne population ovine qui a survécu jusque dans les années 1970-80 sur une île du marais (La Butte aux Pierres, face à Saint-Lyphard, 44). Il s'agit d'un descendant de l'ancien petit mouton noir et cornu des 'Landes de Bretagne', que l'on trouvait partout de Ouessant aux abords de Nantes (Notre-Dame-des-Landes / Vigneux-de-Bretagne).
Les vastes Marais de Brière (maintenant Parc Naturel Régional, Loire-Atlantique) marquent la limite entre le Pays de Guérande et le Pays nantais, il est à la fois un obstacle naturel à la communication des deux côtés (qui s'ignorent), et un terroir tout à fait original. Les petites chaumières blanches et l'extraction de la tourbe rappellent l'Irlande. Le marais jouit depuis les Ducs de Bretagne d'un statut particulier d'indivision entre les habitants des communes limitrophes (avec un fort attachement des Briérons à ce statut : le marais leur appartient, et le Briéron devient vite irracible quand on veut porter atteinte à ce statut qui date du duché indépendant), cela contribue à forger une identité propre et forte. L'une des originatités de cette région et des alentours (du sud-est Morbihan au nord-ouest Loire-Atlantique) était que l'élevage ovin était bien plus développé qu'ailleurs en Bretagne, c'était en moyenne une cinquantaine de moutons par ferme (beaucoup qu'ailleurs), c'était le cas dans ma famille (Assérac 44, limite Pénestin 56). Localement (hors de Brière) on le nomme traditionnellement le "Mouton breton", mais dans la littérature zootechnique du XIXe siècle c'est "Mouton des Landes de Bretagne" que l'on trouve le plus souvent (en Loire-Atlantique aussi, évidemment...).
De même que nous avons dans le Pays de Guérande une tradition viticole (qui remonte jusque dans le Pays vannetais voisin 56, et le Pays de Redon 35), nous avons donc aussi une tradition d'élevage ovin (ça a été le cas aussi dans les Monts d'Arrée 29, avec la même race, mais cette tradition est sortie des mémoires). Puisque cet élevage traditionel est arrivé jusqu'à nous dans le nord-ouest de la Loire-Atlantique, il est encore possible de faire du collectage (c'est la toute fin). Lors de mes collectages auprès d'anciens Briérons, je me suis notamment intéressé à la manière de le préparer, on m'a parlé entre autres et à plusieurs reprises du pot-au-feu.
Le pot-au-feu de mouton local semble avoir été en effet courant dans la région autrefois et apprécié. Alphonse Daudet, l’auteur des 'Lettres de mon moulin', a amené sa femme Julia et leur fils Léon en vacances en Bretagne en 1874, puis en 1875, il jeta son dévolu sur Piriac, un petit port de pêche traditionnel du Pays de Guérande. Piriac est décrit dans 'Les Contes du lundi / La moisson au bord de la mer' (1873, éd. Charpentier et Cie, 1876). Léon Daudet, devenu écrivain aux idées plus que nauséabondes (monarchiste, antisémite, nationaliste et clérical…) a écrit quelques uns de ses souvenirs à Piriac dans 'Quand vivait mon père' (éd. B. Grasset, 1940), on peut lire (page 25) : « je fis la connaissance du monde des pêcheurs, du pot-au-feu de mouton et du beurre salé. », il cite les deux spécialités bretonnes locales qui semblent l'avoir marqué (le "beurre breton" est traditionnellement salé grâce au sel produit dans le sud de la Bretagne historique : sel de Guérande et du Marais breton).
La mémoire collective commence à s'effacer, les personnes qui ont connu l'ancienne société rurale traditionnelle ne sont plus très nombreuses, mais heureusement, du collectage a été fait auprès des anciens dans les années 1970 (comme un peu partout en Bretagne à cette époque). L'historienne Claude Gracineau-Alasseur, spécialiste des sciences économique et sociales, s'est intéressée à la manière de vivre des Briérons, elle y consacre un chapitre dans un ouvrage important sur la Brière : 'Briérons naguère...' du géographe Augustin Vince (1981, rééd. Coop Breizh, 2006). Ce que l'on appelle le "grou" dans le Pays de Guérande et en Brière, c'est de la bouillie de blé noir, un mot gallo (français régional de Haute-Bretagne) qui a remplacé le mot breton "youd" (de blé noir), faute de mot vraiment équivalent en français. Ma mère en mangeait souvent étant jeune, et elle nous en faisait de temps en temps à la maison ; la bouillie se prépare de façon classique, on y faisait un puits au centre pour y mettre du beurre à fondre et tremper dedans une cuillerée de grou, les restes étaient frits à la poêle le lendemain et manger avec du lait ribot (le "lait ribot" est ce qui reste du barattage du lait caillé - et non de la crême - selon la méthode ancienne de produire le beurre en Bretagne). Le mot breton "farz" (terme générique) désigne soit le far breton ("farz forn" = far au four), soit le far salé en sac ("farz sac'h"), ce dernier est connu surtout dans le Léon (nord-Finistère) mais pas que (Patrick Hervé, 'Fars bretons et Kig-ha-farz', éd. Skol Vreizh, 2014 ; n°68). Claude Gracineau-Alasseur mentionne (page 144) la manière ancienne de préparer le sarrasin en Brière, il s'agit de cuire "une bouillie de blé noir qu'on met dans un petit sac en toile" placé dans le bouillon d'un pot-au-feu, ce qui en fait l'exact équivalent du célèbre "Kig-ha-farz" du Léon.
Dans son 'Dictionnaire françois-celtique ou françois-breton' (éd. Julien Vatar, 1732 ; page 398), Grégoire de Rostrenen définit le « far » comme une « farce cuite en un sac dans la marmite pour manger avec la viande, à la mode de Leon ». Dans son 'Dictionnaire de la langue bretonne' (éd. F. Delaguette, 1752 page 297), Louis Le Pelletier décrit un « ragoût de village, composé de plusieurs sortes de choses agréables au goût, que l’on met dans un petit sac de toile pour faire cuir dans l’eau, ou entre deux vaisseaux. C’est un régal délicieux pour nos Bretons aux jours du carnaval, & autres fêtes de table. ». Mais aucun des deux ne mentionne le sarrasin dans ce plat traditionnel, il faut attendre le début du XIXe siècle pour que soit mentionné le sarrasin pour le far en sac. Pierre Joseph Jean Coëtanlem reprend la définition de L. Le Pelletier et y ajoute : « Celui qu’on fait pour les jours ordinaires se compose de farine de bled noir ou sarrasin délayée avec de l’eau chaude où l’on a fait fondre un peu de graisse ou de beurre. On y met un peu de sel et après l’avoir bien mêlé on en remplit un sac qu’on appelle pour cette raison Ar sach’h, le sac à fard et on le fait cuire dans la marmite. On l’appelle fars gwinis du, fard de blé noir. » (Bibl. mun. de Brest, ms. 200, 'Dictionnaire Français-Breton', tome III, p. 348).
Ayant habité trop longtemps à Brest, loin du climat plus ensoleillé de ma Bretagne méridionale, j'avais ça en tête chaque fois que je mangais du "Kig-ha-farz" tout la haut. La cuisson en sac n'est donc pas particulière au Léon, puisqu'elle est attestée en Brière. Toute carte ethnographique devrait être datée, car les limites des traits culturelles sont toujours mouvantes, ce qui peut apparaître comme le produit d'un terroir particulier de nos jours peut n'être qu'un conservatisme local, et ce produit de terroir a pu être connu anciennement bien au-delà de la zone où il a été préservé jusqu'à nous.
La cuisson en sac était connue aussi et pratiquée ailleurs qu'en Bretagne, c'est probablement un [heureux] archaïsme dans les méthodes culinaires, que l'on retrouve en Grande-Bretagne. Dans 'Covntrey Contentments, or The Englifh Hufvvife' de Gervase Markham (1615, rééd. R. Jackson, 1623), on peut lire (page 223) : « the bigger kind of Oate-meale, wich is called Gerts, or Corne Oate-meale, it is of no leffe vfe then the former… of thefe Gerts are made the good Friday pudding, which is mixt with egs, milk, fuet, peniroyall, & boild firft in a linnen bag, & then ftript and butterd with fweet butter. » (la plus grande sorte de farine d'avoine, qu'on appelle le gruau ou la flocon d'avoine, n'est pas moins utilisée que l'autre ... de ces gruaux sont fait le pudding du Vendredi saint, qui est mélangé avec des oeufs, du lait, du suif, de la menthe pouillot, et bouilli d’abord dans un sac en lin, puis dépouillé et beurré au beurre doux.). Dans 'A New Universal English Dictionary : or, a Compleat treasure of the English' de William Rider (éd. W. Griffin / I. Pottinger, 1759), on peut lire (sous « pudding ») : « a kind of food boiled in a bag or ftuffed in the guts of fome animal. » (sorte d’aliment bouilli dans un sac ou fourré dans l’intestin d’un animal.). La préparation en intestin rappelle le Haggis (panse de brebis farcie), plat traditionnel écossais. Le sac a l’avantage de permettre d’en préparer à toute période de l’année (pour plus de renseignements voir : 'The Oxford Companion to Food' d’Alan Davidson, éd. Oxford University Press, 2014 ; page 656).
L'étymologie française du mot breton "farz" (de "farce") explique bien la préparation, il s'agit de farcir un sac de lin chez nous, de la même manière que font les Ecossais avec une panse de brebis. Selon le 'Dictionnaire françois-celtique ou françois-breton' de Grégoire de Rostrenen (1732) le mot "farz" désigne de "la farce cuite dans la marmite avec de la viande", elle s'imprègne ainsi des sucs de la viande. Le 'Dictionnaire français-breton' de Jean-François Le Gonidec (version augmentée par Théodore Hersart de La Villemarqué, 1850) précisait que le "farz" est du "sarrasin, que l'on met dans un petit sac de toile, pour le faire cuire dans le bouillon".
Comme ma femme est une Chelha (Amazighe du sud Maroc) et ne mange pas de porc, et que j'adore le "Kig-ha-farz", nous avons tenté l'expérience d'un "Kig-ha-farz" de mouton, à partir de la recette classique du pot-au-feu de ma mère (Pays de Guérande) ; ce "Kig-ha-farz" de mouton n'est pas attestée, mais sa préparation semble tout à fait probable. Ma femme - habituée à cuisiner le mouton - y a ajouté sa touche personnelle en y ajoutant du cumin. C'est un délice, le blé noir se marie à merveille avec la viande de mouton, un peu plus de gras et d'épices améliorent grandement le plat, nous avons servi le "farz" en tranche et émietté façon "farz bruzunok" (far émietté), ce qui donne une sorte de couscous breton. Un bon vin rouge breton comme le Berligou, le vin des Ducs de Bretagne, accompagne ce plat à merveille (pour moi, c'est celui de Jean-Luc Viaud du Landreau dans les Marches de Bretagne :
A tester, succès garanti, bon appétit !
Christophe M. JOSSO
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"Farz" en sac de lin.
Mes premiers "Moutons des Landes de Bretagne".
Troupeau au début XXe siècle, sud-est des marais de Brière (Prinquiau, 44).
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