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USAGES ANCIENS AU PAYS DE GUERANDE.


"De quelques usages anciens conservés au Pays guérandais" par Gustave Blanchard,

in ‘Bulletin de la Société archéologique de Nantes et du département de la Loire-Inférieure’, Tome XVII, éd. Impr. de V. Forest & É. Grimaud, 1878 ; page 57-74.



Texte intégrale, accompagné de cartes postales anciennes :


" I


A l'aspect du pays de Vannes, Emile Souvestre s'écriait : « C'est la vieille Gaule, moins ses forêts... Cet homme qui monte la colline, à son vêtement de lin ne le reconnaissez-vous pas ? C'est un bellec'h ou druide... Vous n'êtes plus en Bretagne, vous êtes au pays des vieux Celtes visités par César. »


Eh bien ! La même impression vous saisit, le même cri vous échappe, lorsque, quittant les riantes campagnes du pays nantais, vous entrez dans la presqu'île guérandaise. Le décor s'est changé à vue, on se croirait tout d'un coup transporté en Celtie. Mœurs, légendes, costumes, types physiques, et jusqu'au langage infusé de l'idiome breton, tout concourt à nous faire remonter les âges.



Le sol même ne parle à nos yeux que du passé. Ici la flèche élevée d'un menhir ou la table demi-ruinée d'un dolmen, qui emporte notre pensée jusque dans la brume des âges préhistoriques ; là, de formidables ouvrages en terre, travaux où excellaient les Gaulois, de l'aveu même de leur vainqueur, et qui ont peut-être été les témoins d'une lutte gigantesque ; partout des champs parsemés de tuiles à rebords et de briques gallo romaines ; sur les côtes, des marais sillonnés de cours d'eau grossissant ou baissant avec les marées, et dont la vue nous remet en mémoire la description de la Vénétie par l'auteur des Commentaires.


Regardez, à cette descente abrupte, ce conducteur debout sur son chariot, tenant les rênes d'une main ferme et poussant son cheval à fond de train. Il ne vacille même pas, et au milieu du mouvement qui l'emporte, il semble aussi solidement planté qu'un piéton sur la terre ferme. Ainsi volaient aux combats les Gaulois sur leurs chariots de guerre ; ainsi les essédaires, debout sur le timon ou sur le char, « savaient arrêter leurs chevaux lancés sur une pente rapide, les modérer ou les détourner à leur gré. »



Entendez-vous dans la direction d'Assérac un cri répété de proche en proche dans la campagne, et qui en un instant va se rendre aux extrémités de la commune ? C'est un signal à la façon gauloise, le clamor per agros de César. On a vu les gendarmes se dirigeant de ce côté : les braconniers sont avertis.


Avez -vous remarqué ces bandes d'oies domestiques qu'un habitant de la Chapelle des Marais pousse par centaines devant lui et mène à des marchés parfois assez éloignés ? On dirait qu'elles sont encore dirigées sur Rome, comme autrefois, pour orner la table d'un Lucullus, ou grossir le nombre des oies sacrées du Capitole. La vente de ces palmipèdes était autrefois un des grands commerces de la Gaule, et Pline nous apprend qu'il en venait ainsi en Italie, par troupes nombreuses, amenées par un conducteur jusque du pays des Morins.



Voyez ces chaumières : elles sont encore couvertes de paille ou de roseaux, comme au temps de César ! Voilà bien les cabanes décrites par le conquérant : casas quae more gallico stramentis erant tectae ; voilà bien ces toits de chaume et de roseaux dont a parlé Strabon ! Et si vous demandez comment s'appelle tel ou tel hameau, on vous répondra le plus souvent par un nom breton j'allais dire gaulois - qui ajoute encore à l'illusion.


L'habitant de ces demeures a conservé la rudesse, les vigoureuses croyances, et aussi un peu le caractère superstitieux de ses ancêtres. Il garde pour ses prêtres un respect aussi profond que celui que la nation entière portait autrefois aux druides : Natio omnium Gallorum admodum dedita religionibus, disait César ; cette peinture, vieille de dix-neuf siècles, est encore d'une vérité frappante pour le paysan guérandais.



Un examen un peu attentif fait retrouver chez lui nombre de vieux usages que les historiens latins et grecs attribuent en propre aux Gaulois, ou qui , par leur ancienneté, font croire à une origine celtique. J'en ai recueilli quelques-uns qui m'ont semblé intéressants à signaler. Mais il faut se hâter, avant que les chemins de fer, qui vont bientôt sillonner la presqu'île, emportent dans leurs wagons la forte individualité et les meurs antiques de ces braves gens comme un bagage suranné.


II


Quoique déjà même les costumes locaux aient commencé à subir la loi de cette uniformité qui s'impose partout, une des choses qui frappent certainement le plus dans la presqu'ile guérandaise, c'est l'originalité du vêtement, et surtout sa variété, car il diffère dans presque chaque commune, et parfois dans chaque section de commune.



Qui n'a vu, sur les marais salants de Batz, les paludiers coiffés de chapeaux à bords relevés, habillés de saies blanches et de pantalons blancs, récemment échangés contre la braie ? Qui n'a vu, au moins en gravure, les brillants costumes qu'ils portaient naguère aux jours d'apparat ?


Du côté de Nivillac, au contraire, les laboureurs, vêtus de couleurs sombres, ont un chapeau de feutre à larges bords qui leur masque le visage, et souvent, aux jours de travail, un bonnet de laine brune .



Voici en Guérande, en Saint- Lyphard et en Saint- Molf, quelques vieillards, rares survivants restés fidèles au costume national que tous les habitants de ces communes portaient, il y a trente ans à peine. Ils gardent encore la braie de berlinge avec les guêtres sur le soulier, les gilets étagés sur la poitrine, le petit chapeau coquet orné de chenilles bariolées, et agrafent leurs chemises de toile avec la fibule gauloise.


Les femmes, moins répandues au loin que les hommes, ont conservé plus scrupuleusement leur costume traditionnel, et offrent, surtout dans la coiffure, - cette partie caractéristique de la toilette - une variété plus frappante. Tandis que le front des paludières de Batz disparaît sous une large bandelette, les femmes de Saint- Lyphard, de la Madeleine et de Saint-Molf ont la tête ornée d'une torche élégante qui se pose comme une couronne au large front des jeunes filles. Les ailes légères de leurs coiffes blanches, repliées d'ordinaire, retombent flottantes aux jours de fêtes, prêtant au visage qu'elles encadrent un air pudique et retenu. Par un usage opposé, les paysannes d'Assérac et de Pénestin croisent en tout temps sur leurs têtes les longues oreilles de leurs coiffes à fond carré. En Nivillac et dans le nord d'Herbignac, les villageoises cachent leurs cheveux retroussés sous un disgracieux pignon ; et à la Chapelle des Marais, les habitantes du grand village de Mayun s'encapuchonnent en toute saison d'un grossier capot noir.



Cette variété de costumes sur un territoire aussi restreint semble bizarre, et le paraitra encore davantage si l'on remarque que les relations et les mariages sont rares entre gens vêtus différemment. Tout le monde sait que les habitants de Batz ne se marient qu'entre eux. En Herbignac, où le nord du territoire porte l'habillement de Nivillac et le midi celui de Saint-Lyphard, il ne se forme presque aucune alliance d'une partie à l'autre de la commune. Chose semblable a lieu pour les paroisses limitrophes d'Assérac et de Saint-Molf. Le même phénomène se reproduit plus tranché encore à la Chapelle-des-Marais, où les deux principaux villages, Camère et Mayun, quoique distants de deux kilomètres à peine, ne contractent jamais d'unions entre eux et différent essentiellement par le vêtement, le caractère, et même le type physique.


Est-ce à une diversité de races qu'il faut attribuer cette double particularité ? Peut- être dans certains cas, pour Batz par exemple ; mais il serait difficile de poser une pareille affirmation en principe, tant les différences sont nombreuses. D'autant plus que le pays guérandais a cela de commun avec toute la Basse- Bretagne, où la variété infinie des costumes présente, aux jours de pardons, le plus curieux coup d'ail.



Je m'abuse, peut-être, mais j'y verrais plutôt un reste des anciennes fédérations gauloises dont parle César. « Chaque ville, nous apprend- il, chaque bourg, chaque section et presque chaque famille se partage en fédérations. Ces fédérations ont pour chefs les citoyens qui jouissent du plus grand crédit » ; et il ajoute qu'un tel état de choses existait depuis longtemps déjà, quand il vint dans les Gaules : antiquitus institutum. N'est- il pas naturel de supposer que chaque fédération, pour se reconnaître mieux, avait adopté un costume distinctif, comme chaque seigneur, plus tard, eut ses couleurs que ses hommes tenaient à honneur de porter ? Ainsi s'expliquerait également la froideur existant entre gens ayant appartenu autrefois à des groupes différents, froideur entretenue à travers les siècles par la dissemblance du vêtement, qui en fait toujours des étrangers les uns pour les autres.


III


C'est peut- être en souvenir de ces antiques fédérations que s'est conservé un usage fort ancien, sans doute. Quand un mariage a lieu entre personnes de communes différentes, ce qui d'ailleurs se voit peu, et que la mariée doive suivre son époux dans une autre paroisse, les jeunes gens du pays vont, le soir de la noce, se poster sur la limite de leur commune, des deux côtés du chemin, et avec des faveurs aux couleurs variées, ils barrent la route aux mariés qui s'en retournent. Pour passer outre, le ravisseur et ses assistants devront arroser généreusement les rubans. Mais malheur à eux s'ils refusent ! Une lutte terrible s'en suit, lutte avec les poings, avec les ongles, avec les pieds, avec les dents même, et ce serait merveille s'il n'en résultait pas pour quelques-uns des combattants de sérieuses blessures.



L'humeur querelleuse et guerroyante des vieux Celtes survit chez leurs descendants. Comme aux temps de Posidonius, de César et de Diodore, les festins de noces eux-mêmes sont maintes fois troublés par des rixes qui se termineraient d'une manière tragique, si on n'intervenait pas pour séparer des adversaires échauffés encore par le vin. Les jeunes gens de Saint-Lyphard et de la Madeleine sont renommés entre tous par ces luttes corps à corps si familières aux Gaulois, et naguère encore, un jour de tirage au sort ne se passait jamais à Herbignac, sans donner lieu à des combats acharnés.


IV


Il ne faudrait pas croire, toutefois, d'après ces détails, que le paysan guérandais fût dépourvu de sentiment ; ce serait une grave erreur. Dans l'occasion, il est capable de grands sacrifices. Si un voisin tombe malade, tous ceux du village s'entendront, à tour de rôle, pour panser ses bestiaux et cultiver sa terre. S'il succombe, les mêmes services sont rendus à sa veuve. A vrai dire, il n'y a que peu de pauvres dans les campagnes, tant les laboureurs sont portés à se venir en aide.



Qu'à l'heure du repas, un mendiant étranger demande l'aumône à la porte de la chaumière, aussitôt, sans qu'on s'informe qui il est, ni d'où il vient, il sera invité à prendre part au dîner de la famille ; il aura, comme les autres, une écuellée de soupe et une tranche de lard, puis, quand il aura fini de manger, il ira s'asseoir à l'âtre, et, fumant sa pipe bourrée avec le tabac du maître de maison, il paiera l'hospitalité qu'il reçoit en longs récits sur les pays qu'il a parcourus, récits qui ont toujours l'art de charmer son naïf auditoire.


Dans les bourgs et dans les petites villes, on croira avoir tout fait, quand on aura donné, sur le seuil de sa porte, un sou à un pauvre, comme pour s'en débarrasser. Mais l'habitant des campagnes traitera le mendiant en égal : il l'admettra à sa table et à son foyer, il lui donnera un gîte pour la nuit, il glissera dans son sac un morceau de pain bis au départ, en un mot, il aura pour lui toutes les délicatesses d'une confraternité touchante. Et c'est là encore un trait distinctif de sa race ; car l'hospitalité gauloise était en grand renom, et Diodore de Sicile la célébrait au premier siècle de notre ère. « Le voyageur qui entrait, dit -il, était aussitôt convié au repas, et personne ne s'informait ni a de son nom ni du but de son voyage, avant qu'il eût cessé de a manger. »



Cette hospitalité était si largement pratiquée chez les Gaulois, nous apprend Nicolas de Damas, qu'ils punissaient de mort l'assassin d'un étranger, et seulement de l'exil le meurtrier d'un de leurs concitoyens.


Cet usage tend toutefois à s'effacer, surtout dans le voisinage des grandes routes. Le nombre toujours croissant de vagabonds à mines suspectes qui battent les campagnes, leur manière arrogante de demander l'aumône, qui est plutôt une menace qu'une prière, les vols qu'il n'est pas rare de constater après leur pas sage provoquent la défiance et tarissent la charité dans ses sources.



La vieille hospitalité bretonne finira par disparaître, comme a déjà à peu près disparu le pauvre d'autrefois, insouciant et de joyeuse humeur, qui s'en allait par les villages en récitant son chapelet.


V


Un usage conservé aussi d'âge en âge et que Nicolas de Damas attribue en propre aux Gaulois, mais qui, par les mêmes motifs, ne peut subsister longtemps désormais, c'est l'habitude invétérée qu'ont nos paysans de ne jamais fermer å clé les portes de leurs maisons ; preuve évidente qu'ils ne se défient point de leurs voisins, et que le vol entre habitants du même village est extrêmement rare.



Qu'ils vaquent à leurs travaux ou à leurs affaires, la porte de leurs demeures n'est retenue extérieurement que par un loquet ou une targette en bois, et rien ne serait si facile que de pénétrer å l'intérieur. La confiance de ces braves gens est telle, qu'il est encore, dans les villages, des maisons dont la porte extérieure n'a même pas de serrure.


VI


Un autre trait de meurs locales est la coutume de pousser des cris sauvages aux funérailles. Dans la commune d'Herbignac, chef -lieu de canton, pourtant, - cette habitude n'a pu être détruite, et elle mérite d'autant plus d'être remarquée qu'elle contraste davantage avec l'air peu démonstratif des habitants.



Il est de règle que le corps du défunt soit transporté des villages au bourg sur une charrette attelée de bœufs. Des draps blancs sont jetés sur le cercueil, selon l'antique usage des Gaulois, signalé par Sulpice Sévère. La famille attristée, mais d'une douleur calme, suit en silence, à travers les sentiers, le convoi funèbre. Rendu à l'entrée du bourg, le corps s'arrête ; on le descend de la voiture et on le dépose à terre en attendant le prêtre. Tous les assistants se rangent autour de la bière, dans l'attitude recueillie du chrétien devant la mort. Rien jusqu'ici que de profondément convenable dans la tenue de ces braves gens, qui ont d'ailleurs une grande piété pour leurs défunts. Le corps entre dans l'église, et, tandis que le cercueil est porté au haut de la nef, la famille du décédé, - le deuil, - se place à l'autre extrémité, au bas du temple et près de la grande porte. L'office religieux se chante sans incident, jusqu'au moment où le prêtre entonne le Libera. Mais aussitôt, et comme à un signal donné, des gémissements et des sanglots s'élèvent du fond de l'église, à en couvrir les chants funèbres. Lorsque le corps est enlevé pour être transporté à sa dernière demeure, le bruit redouble d'intensité. Ce sont des hurlements sauvages, mêlés de mots entrecoupés : « Ah ! mon pauvre père ! Ah ! mon pauvre frère ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! »



Pendant tout le parcours de l'église au cimetière, les mêmes cris se font entendre à travers le bourg, un peu étouffés toutefois, pour reprendre plus intenses à l'entrée du cimetière. Mais quand le moment de la dernière séparation approche, et que le cercueil tombe avec un bruit sourd dans la fosse, oh ! alors , c'est une explosion indescriptible . Les rauques sanglots des hommes, les voix criardes des femmes, les glapissements aigus des enfants se confondent dans une cacophonie qui déchire l'oreille sans émouvoir le cour, tant cette douleur bruyante semble de commande. On dirait pourtant que tous ces parents éperdus, penchés sur la fosse, vont s'y précipiter à la suite du défunt. Mais rassurez-vous, dès que les dernières prières sont terminées, dès que la terre a recouvert le corps, larmes et sanglots cessent comme par enchantement, et les mêmes personnes qui paraissaient devoir suffoquer tout à l'heure, reprennent, calmes et graves, le chemin de leurs villages.



Ces cris désordonnés qui accompagnent les inhumations sont, à n'en pas douter, un reste des vieilles mœurs celtiques, alors que pour faire au chef de famille de magnifiques funérailles, on brûlait avec lui les esclaves et les clients qu'il avait aimés, alors que spontanément « les proches parents du mort se précipitaient parfois sur le bûcher, pour l'accompagner dans l'autre vie » . Les branches entrelacées dont, au départ du village, on couvre le cercueil avant d'y jeter le drap blanc obligé, ne rappellent-elles pas les fascines qui alimentaient le bûcher funèbre ?


Le christianisme ne put mettre fin aux démonstrations bruyantes sur la tombe des morts. Grégoire de Tours nous apprend que les hurlements des funérailles avaient lieu en Gaule avant l'établissement des Barbares. Le concile de Liptines les interdit, les Capitulaires de Charlemagne en renouvelèrent la défense, sans réussir à les supprimer, le clergé paroissial les flétrit chaque jour, et , malgré tout, ce vieil usage gaulois s'est conservé dans un coin de notre département jusqu'en plein dix -neuvième siècle.



On le retrouve également dans la commune de Férel, qui, jusqu'en 1749, resta une trève d'Herbignac. Une période de cent trente ans écoulée loin de la paroisse mère n'a modifié en rien la coutume de ses habitants.


VII


Je viens de parler des vociférations qui accompagnent les funérailles. Puis -je oublier ces cris particuliers aux hommes du pays guérandais, et qu'ils lancent tout à coup, comme une note discordante, dans leurs joies et dans leurs peines ? Parfois, au plus fort de leurs luttes ardentes, un des combattants jette un cri strident, sauvage, qui a quelque chose d'effrayant et tel que les Gaulois devaient en pousser quand, au premier choc, ils s'élançaient dans la mêlée et terrifiaient les Romains de leurs hurlements de guerre, ce qui faisait dire à Polybe que la terre elle-même où l'on allait s'égorger semblait pousser d'épouvantables clameurs.



Je me doute fort aussi que ce cri de joie, d'un accent étrange et lugubre, qu'ils lancent par intervalles, au milieu de leurs chants de fête, au milieu de leurs danses, dans l'enivrement de leurs plaisirs, et qui ressemble au hurlement d'un fauve, doit avoir quelque rapport avec ces cris de triomphe que jetaient leurs ancêtres, cris si particuliers et auxquels César était si peu habitué que, par deux fois dans le même livre, il mentionne ces clameurs, à la façon gauloise « suo more » et qu'il ne trouve pas d'autre mot pour les qualifier que celui de ululatus.


VIII


Tout le monde connaît cette vieille fête populaire de l’Aguilaneuſ, qui se célèbre encore si joyeusement chaque année en certaines régions de la Basse-Bretagne, et dans quelques parties de la France. Voici , selon M. de la Villemarqué, comment les choses se pratiquent en pays breton : « Le lendemain de Noël , les pauvres gens vont par bandes, de village en village , précédés par un vieux cheval orné de rubans et de lauriers, pour chercher leurs étrennes. Ils les demandent dans un chant dont « le thème ne varie guère, mais que les chanteurs modifient au gré de leur inspiration, faisant halte devant chaque porte un peu riche... »



J'ai retrouvé cet usage imperturbablement conservé dans une commune de notre pays guérandais, à Piriac. Les choses s'y passent à peu près comme en Basse-Bretagne. Tous les ans, le soir qui précède le premier janvier, les jeunes gens de Piriac se rassemblent par groupes, et, drapés dans un manteau de toile cirée, la tête couverte d'un chapeau ciré à larges bords, un long bâton à la main, ils vont frapper aux portes en chantant la chanson de l' « Éguinané » . Les chefs de la bande ont sur le dos un sac destiné à recevoir les offrandes, et comme presque chaque famille compte quelque représentant dans la troupe, peu de maisons se refusent à donner : qui de l'argent, qui une miche, qui de la viande, du lard surtout ! Le lard a toujours été le mets essentiellement gaulois, c'est le plat obligé de tous les festins, et Strabon signalait déjà de son temps ce faible de nos aïeux pour la chair de porc fraîche ou salée.


Nos promeneurs nocturnes font d'ordinaire une abondante récolte. Le lendemain matin, les joyeux compères comptent leurs richesses, et le produit de leur collecte sert à leur payer un pantagruélique festin.



Ici, comme ailleurs, c'est donc toujours la même fête et tendant au même but ; quant au costume traditionnel requis pour la circonstance, il est approprié à une population de marins et de pêcheurs.


On a disserté à l'infini sur cette antique fête populaire de l'Aguilaneuf. Les uns n'y veulent voir qu'un appel fait de tout temps à la générosité publique, à l'occasion du premier de l'an ; d'autres croient y découvrir un vestige des fêtes gauloises du gui nouveau, ou de la germination du blé. Mais nos chanteurs de Piriac n'en cherchent pas si long, et ce vieux mot breton Eguinané qu'ils répètent, sans le comprendre, n'a pour eux qu'un sens, celui d'étrennes.



Si cet usage n'existait qu'à Piriac, on pourrait objecter à la rigueur qu'il a pu y être importé par quelques marins. Mais il se retrouve également à six lieues de là , en la commune de Saint Molf, et, l'an dernier, dans les villages de Binguet, de Mohonna et de Pennemont, la fête de l'Aguilaneuf était bruyamment célébrée.


Du reste, les couplets qu'on chante à cette occasion méritent peu d'être reproduits. Ils sont l'œuvre de quelque auteur du crû, aussi peu soucieux de la rime que de la mesure ; et la preuve, c'est que la chanson de Saint-Molf n'est déjà plus celle de Piriac ; mais c'est toujours le même thème, force remerciements à ceux qui donnent, des injures à ceux qui refusent, le tout entremêlé de facéties rabelaisiennes, parfois un peu trop risquées.



Veut- on un échantillon de cette poésie indigène ? Voici un des meilleurs couplets de la chanson de Saint-Molf :


Si vous n'voulez pas nous donner,

Ne nous faites pas attendre,

Car nous avons les pieds mouillés,

Et la goutte à la jambe.


Les lettres évidemment n'ont point passé par là.


IX


A Saint-Lyphard, à l'époque de Pâques, les garçons meuniers s'en vont avec un panier au bras chez toutes leurs pratiques. C'est pour eux l'époque des étrennes. Ils reçoivent invariablement des œufs dans chaque maison, selon la générosité de chacun. Mais comme les familles tiennent à être bien servies et attachent un grand prix aux bonnes grâces du meunier, chez lequel est ouvert souvent un compte- courant assez élevé, ces quêtes sont généralement très-fructueuses. Il n'est pas rare qu’un garçon meunier fasse dans sa journée une collecte d'œufs qui lui rapporte de quinze à vingt francs.



Cette coutume, sans doute bien plus récente que les autres, semble se rattacher à l'interdiction de l'usage des œufs par le culte catholique, pendant les derniers jours de la Semaine sainte. C'est, sous une autre forme, le pendant de la promenade du bœuf dans les villes à la fin du Carême. Mais elle n'en est pas moins curieuse, et j'ai cru devoir la mentionner, car peut- être faut-il y voir l'origine des œufs de Pâques.


X


La manière dont on inaugure une aire nouvelle, en quelques quartiers de la presqu'île guérandaise, paraît être beaucoup plus ancienne. C'est dans la paroisse de la Madeleine, entre Guérande et Saint-Lyphard, que la fête de l'aire neuve, - de la rue neuve, comme on dit dans le pays, - se célèbre avec plus d'éclat.



Quand un laboureur a préparé une aire, et qu'avec l'aide empressée de ses voisins il y a transporté toutes les terres nécessaires, il ne reste plus qu'à la fouler et à l'aplanir. Pour cela, on a recours à une espèce de consécration à la façon celtique. Des luttes sont annoncées, et la nouvelle s'en répand vite dans les environs. On voit arriver de tous côtés, au jour fixé, des athlètes émérites qui viennent se disputer le prix, tandis qu'autour de l'aire se groupent les jeunes filles endimanchées, dont la présence double l'ardeur des rivaux.


A un signal donné, la lutte commence, lutte ardente, pleine d'émotions et de péripéties, car ces rudes gars de la Madeleine et de Saint- Lyphard ont autant de souplesse que de vigueur dans les muscles. Les lutteurs en renom de Biliers, d'Arzal et de Surzur ne donnent pas un plus vigoureux croc-en-jambe, ne savent mieux parer un coup dangereux. Pour qu'un des combattants soit déclaré vaincu, il faut qu'il soit terrassé et que ses deux épaules touchent à terre. Mais que le triomphateur ne se hâte pas trop de se réjouir, car souvent, c'est quand l'adversaire semble s'affaisser qu'il est plus terrible. D'un bras, il s'appuie à terre, et de l'autre, par un revers de main irrésistible, il renverse à son tour son antagoniste étourdi.



Le prix décerné au vainqueur est d'ordinaire un chapeau neuf, avec lequel le héros de la fête reçoit un bouquet orné de rubans dont il se pare avec orgueil.


Après la lutte entre les jeunes gens, en commence une autre entre les enfants de quatorze à seize ans. Ne faut- il pas exercer de bonne heure ces adolescents à devenir des hommes ? Et pour nos rudes natures bretonnes, fumer et savoir bien se battre, tel est le caractère distinctif de l'homme. Aussi des pipes sont-elles le prix du combat.


XI


Quand les luttes sont terminées, c'est le tour des danses. Avez-vous vu, aux jours de noces, sur les places de Guérande ou d'Herbignac, cette gracieuse danse locale qu'on nomme un bal ? D'abord la ronde se développe, capricieuse et légère, au son du biniou ; puis jeunes gens et jeunes filles, se donnant le bras, s'en vont deux à deux à la suite les uns des autres, pour former, au refrain, une danse à quatre, une espèce de quadrille en raccourci où s'alternent les vis-à-vis, et où on danse l'un devant l'autre en se tenant par la main. Rien d'élégant comme ces évolutions chorégraphiques, auxquelles les beaux types physiques de la Madeleine et de Guérande ajoutent un charme de plus.



C'est la danse bretonne, celle qui est encore en honneur en Cornouaille comme au pays de Vannes, et qui ne diffère que par quelques variantes de peu d'importance, suivant les localités. Le nom de bal lui-même, détourné en français de son sens primitif, est emprunté à l'idiome armoricain.


XII


Je ne parlerai que pour mémoire des chants nocturnes du premier mai et des feux de la Saint-Jean. Ces fêtes se célèbrent un peu partout, et je n'ai voulu signaler ici que les coutumes plus particulièrement circonscrites sur un point extrême de la Loire-Inférieure.



« Mais, me dira-t-on, la plupart des usages que vous venez d'énumérer ne sont point propres au pays guérandais ; ils existent en Basse -Bretagne. Ouvrez les Barzaz-Breiz et vous y trouverez les chansons de l'Aire neuve et de l’Aguilaneuf ; M. de la Villemarqué mentionne même les cris poussés aux funérailles. »


Loin d'y contredire, je m'empresse de le constater. Et c'est ce qui me faisait écrire, au commencement de cette étude, qu'en mettant le pied sur le sol guérandais, on éprouve la même impression qu'à l'aspect du pays de Vannes . « Le Morbihannais, disait Souvestre, est un Celte baptisé, qui laisse entrevoir son origine bien plus clairement que les autres Bretons. » On pourrait en dire autant du paysan de Guérande.



Pour lui, les celtae sont toujours les pierres à tonnerre, et quelques- unes des haches que j'ai recueillies provenaient de la démolition de vieilles maisons où elles avaient été posées avec intention. Le même usage a lieu dans le Morbihan. « Si j'en crois M. de Keranflech, écrit le savant conservateur de notre musée, les paysans du Morbihan placent dans les fondations de leurs maisons les haches celtiques connues sous le nom de pierres à tonnerre, pour les préserver de la foudre.


Comme au pays de Vannes, on croit encore, dans certains quartiers de Guérande et de Saint-Molf, aux fées et aux nains dansant en rond la nuit autour des dolmens. On raconte même une foule de mauvais tours joués par ces malins corrigans. Je ferai remarquer en passant que le mot corrigan est un terme essentiellement vannetais et que dans les autres dialectes on prononce corrigued.



La persistance de ces vieux usages, de ces antiques croyances, cantonnées dans un coin de notre département, quand tout tendait à les détruire, donne la mesure de leur force. Mais ce qui paraît étrange, c'est qu'ils ressemblent d'une manière si frappante à ceux du département voisin, avec lequel cependant nos Guérandais n'entretiennent des relations d'aucune sorte.


Cette bizarrerie ne s'expliquerait-elle pas très-naturellement par le fait que les pays de Vannes et de Guérande appartenaient autrefois au même peuple ? Grâce aux travaux remarquables de plusieurs membres de la Société Archéologique de Nantes, il semble établi maintenant que le territoire des Venètes s'étendait jusqu'à l'embouchure de la Loire. Comment s'étonner dès lors qu'on retrouve les mêmes usages en deçà comme au delà de la Vilaine ?



Bien plus, on y parlait la même langue, et c'est ce que je tâcherai de démontrer dans une prochaine étude, en faisant ressortir combien le dialecte vannetais a laissé de profondes racines dans les noms de hameaux, dans les lieux-dits du cadastre et jusque dans le langage vulgaire des habitants de notre presqu'île.


Je ne vous ai donc présenté aujourd'hui, Messieurs, qu'une des faces, ou plutôt le préambule de la question que je me propose de traiter devant vous : les attaches vénétiques du pays guérandais.


GUSTAVE BLANCHARD".




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